vendredi 14 octobre 2011

Genius Loci.

Anna Verlet Shelton, Sans Titre, 2009.

DeadBarney, Level 4 Menger Sponge, 2010.

Anna Verlet Shelton, Sans Titre, 2009.
 
L'un des plus anciens maîtres de la peinture chinoise, Wang Wei, explique sa perception de l'espace dans des termes qui aident à comprendre la structure des jardins.

Les apparences physiques sont fondées sur des formes physiques mais l'esprit est changeant et toujours en mouvement. L'œil est limité en portée et c'est pourquoi ce qu'il voit ne couvre pas tout. Ainsi en usant d'un seul petit pinceau je dessine la vacuité infinie et en employant la vision claire de mes petites pupilles [à discerner les limites] je peins un grand corps. D'une ligne courbe je représente les chaînes des monts Song. D'une ligne amusante je représente le Fang-Chang [montagne mythique]. Un trait doux sera suffisant pour le mont T'ai Houa et quelques points irréguliers montreront le nez du dragon. [Pour ce dernier] les sourcils, le front et les joues évoqueront ensemble un sourire serein [dans le cas des montagnes] la seule falaise est si luxuriante et si sublime qu'elle semble faire naître des nuages. Avec des changements et des variations dans toutes les directions, on crée le mouvement, et en appliquant les proportions et la mesure, on révèle l'esprit.

Ainsi, les changements et les variations dans toutes les directions vont de pair avec les "proportions et la mesure". Ceci est vrai aussi du jardin mais pas par les mêmes procédés. L'errance de l'œil que crée la peinture, le jardin y parvient par l'errance des pas du promeneur. Il se présente comme une succession de scènes et il offre ces scènes par des révélations partielles qui incitent à aller plus avant; le mur blanc le long duquel on se déplace est une sorte d'évocation de la durée "molle", du temps nu. En cela il évoque ces zones pâles, indistinctes, ces déserts que l'œil franchit pour aller d'une scène à l'autre sur les rouleaux peints. C'est un écran que le promeneur transporte et il y voit surgir des images qui tantôt le trouent, et tantôt l'occupent tout entier. Ces vues en succession impliquent que le monde du jardin lui sera accessible s'il entre dans la durée que les lieux lui suggèrent. Libre à lui de choisir sa voie, de s'arrêter sur telle ou telle réussite particulière, telle ou telle fleur peut-être éclose du matin, ou qu'il n'avait pas vu la veille, mais il ne peut pas tout voir d'un coup comme dans les jardins de la Renaissance ou de l'âge baroque.

Les murs blancs ou ocrés le long desquels on se déplace jouent alors le rôle de la vacuité dont parle Wang Wei. Ils sont troués de fenêtres ou mènent à des portes, des pavillons ouverts, des galeries où l'œil est sollicité de toutes parts par des vues qui s'offrent à lui de plus ou moins loin. Le visiteur qui suit le tracé capricieux des galeries aperçoit de temps en temps, à bonne hauteur, des ouvertures de la taille d'un tableau qui lui "encadrent" une scène de l'autre côté du mur. On lui offre ainsi une avant-première du paysage qu'il va découvrir ensuite, mais à la différence d'un tableau, cette vue est doublement vivante; d'abord parce qu'elle présente la nature elle-même et ensuite parce que le visiteur en modifie le champ selon qu'il s'approche du mur ou qu'il s'en éloigne. De plus, la surface de ce tableau vivant est cloisonnée par un réseau de lignes dont l'agencement est fait selon des styles différents (écailles de poisson, glace éclatée, etc.) et dont l'effet est un peu celui d'une voilette qui estompe juste assez les traits du visage pour inviter l'œil à franchir l'obstacle. C'est en effet ce qui se produit quand on arrive au bout de la galerie pour entrer dans les lieux jusqu'ici entrevus. On se libère alors de l'obstacle du mur, du cadrage et du réticule imposés, et l'on pénètre dans le tableau. C'est la merveilleuse histoire de ce peintre dont le paysage était si parfait qu'il était entré dedans et s'y était perdu. Ainsi, le jardin offre au promeneur ordinaire ce que la peinture n'offre qu'aux artistes d'exception. C'est un façon d'affirmer sa spécificité parmi les arts et de trouver une solution chinoise au problème de la représentation, problème qui est au centre des débats théoriques de notre époque.   

Mais puisqu'il est question de représentation, signalons un effet inverse: l'"emprunt" (jiejing) d'un paysage extérieur au jardin. Le mur d'enceinte joue alors le rôle inverse du mur de la galerie. Le regard, en passant au-dessus de lui, ne découvre pas une vue encadrée de la nature, mais un vaste paysage libre, hors enceinte, qui vient s'intégrer au jardin. A l'inverse du tableau qui s'agrandit pour devenir paysage, c'est le paysage qui se miniaturise pour devenir une partie du jardin. C'est une façon de dire que le jardin, c'est la nature, mais la nature que l'art représente à des échelles variables. Les arbres nains en apportent une preuve supplémentaire, surtout quand ils s'accrochent au flanc des rochers miniaturisés où ils semblent lutter contre le vide et contre le vent. On est gagné par le vertige en les regardant de près, mais il suffit de faire un pas en arrière pour que la falaise redevienne une simple pierre et l'arbre une délicate miniature. Le paysage nain s'érige ainsi en symbole du jardin tout entier: l'art travaille la nature, imite en transposant et nous donne en réduction la globalité du monde.

Nous abordons ici le problème du glissement et de la suggestion. Sur une peinture, on peut jouer d'une seule ligne pour suggérer à la fois la forme de la montagne et son éloignement. Mais dans un jardin où les choses se représentent elles-mêmes, il faut les contraindre à faire autre chose que de la figuration. Ce problème existe dans tous les styles de jardins, mais il est résolu de façon originale par les jardins chinois et japonais qui se servent de la tradition philosophique pour y parvenir.

Dans un article de 1942 qui est l'amorce de son beau livre Le Monde en petit, Rolf Stein cite Marcel Granet disant que dans l'ancienne Chine "toute réalité est en soi totale, tout dans l'Univers est comme l'Univers". Il en déduit qu'un syncrétisme a pu ainsi s'opérer entre le taoïsme qui permet à l'initié de s'évader du monde en se rapetissant jusqu'à se perdre dans la nature et le bouddhisme qui affirme que "l'Univers entier se cache dans un seul grain". Ce syncrétisme fournit directement des critères esthétiques dans ce passage du Kao-pan yu-che de Tou Long, qui date de l'époque des Ming:

Les meilleurs paysages en bassin sont ceux qu'on peut placer sur un guéridon ou sur une table. Ensuite viennent ceux qu'on peut disposer dans la cour. Parmi les arbres les plus vieux et élégants sont par exemple les pins de T'ien Mou dont la hauteur atteint tout juste un pied, dont le tronc est gros comme l'avant-bras et les aiguilles courtes comme des pointes de flèche et qui se nouent dans un mouvement Ma Yuan [peintre de l'époque Song] incliné et tortueux.

La miniaturisation équivaut alors à une prise de connaissance doublée d'une représentation de la nature. L'homme en usant de son pouvoir en fait l'image vivante de sa pensée. C'est ainsi que le patient travail qui consiste à couper des racines et à sélectionner les branches torses pour allonger la circulation de la sève revient à leur faire figurer la méditation du sage qui ralentit tout mouvement et se contraint à l'immobilité pour mieux pénétrer la vie secrète de la nature. Rolf Stein rapporte même que l'initié peut se renverser la tête pour que ses cheveux, comme des racines, aillent vers les sol, "il apprend des poses contournées comme celles des arbres nanifiés" et, s'il ralentit la circulation de la sève en entaillant les racines, c'est pour ralentir le mouvement de la vie: "la grue qui danse allonge son cou; la tortue aussi" et ces deux animaux symbolisent la longévité.

Conifères, arbres fruitiers, érables, ormes, figuiers banians miniaturisés ont ainsi fait leur entrée dans les jardins chinois dès les premiers siècles de notre ère sous le nom de penzai ou penjing ("culture sur plateau", "scène sur plateau"). Ces paysages nains suggèrent au promeneur l'existence d'étendues plus grandes que celles qu'ils occupent et le jardin s'en trouve surdimensionné d'autant. Si une petite pierre haute de 60 centimètres porte un pin nanifié de 6 centimètres, l'imagination rend à l'arbre ses 6 mètres et fait de la pierre un à-pic de 60 mètres. Cette représentation mentale donne le vertige parce qu'elle reconstitue l'espace réel par des glissements d'échelle. Le jardin est petit, la nature est infinie, mais le génie de l'homme peut rivaliser avec elle par le simple pouvoir de suggestion. Il joue alors sur le démesurable, pour reprendre un terme cher à Bernard Lassus, et se sert de la nature pour suggérer une durée en zigzag et un espace qui n'a plus l'homogénéité exigée par la perspective linéaire. Dans l'espace ainsi dessiné apparaît une topologie des différences. C'est toute la question de l'écart grandissant qui s'est creusé entre la Chine et l'Occident à un moment crucial de l'histoire des sciences. Needham cite à ce propos l'historien chinois Hu Shi qui oppose sciences exactes en Europe et philologie en Chine.

Quatre ans avant la naissance de Ku Yen-Wu [un philologue qui reconstituait la phonétique de l'ancienne poésie] Galilée transformait l'astronomie grâce au téléscope qu'il avait inventé, et Kepler publiait ses travaux sur Mars ainsi que ses découvertes sur les lois qui régissent le mouvement des planètes. Alors que Ku Yen-Wu s'absorbait dans la philologie et reconstituait la phonétique ancienne, Harvey avait déjà publié son grand ouvrage sur la circulation du sang et Galilée ses deux grands livres sur l'astronomie et la science nouvelle [...]. Un an avant que Ku Yen-Wu publie son important ouvrage Les Cinq Livres, Newton avait mis au point sa théorie du calcul infinitésimal et son analyse de la lumière blanche.

Le parallèle (qui ne saurait faire oublier les recherches philologiques d'un Richard Simon ou les travaux faits en Angleterre cinquante ans plus tard sur la prononciation de l'ancienne poésie) est en effet saisissant. Il serait peut-être encore plus éloquent si on le situait cent ans avant, à l'époque de la Renaissance, quand le grand essor de la géométrie et de l'optique est venu ruiner l'ancienne physique dite du repos, pour promouvoir la nouvelle, dite du mouvement. On sait qu'Einstein a commenté, non sans humour, l'écart qui s'est alors creusé entre la science chinoise et la science occidentale.

Le développement de la science occidentale est dû aux grandes avancées qu'elle a faites dans deux domaines, l'invention d'un système de logique formel par les philosophes grecs (la géométrie euclidienne), et la découverte qu'il était possible d'établir des relations causales en recourant à une expérimentation systématique (à la Renaissance). A mon sens, il n'y a rien d'étonnant à ce que les sages de la Chine ancienne n'aient pas fait ces découvertes. S'il faut s'étonner d'une chose, c'est qu'elles aient été faites un jour.

C'est alors que, pour le meilleur ou pour le pire, le savant et l'ingénieur devinrent les auxiliaires directs des hommes d'État, des hommes de guerre, des marchands, des banquiers et des bâtisseurs d'empire. Qu'auraient été Florence, et même le grand Léonard, sans les Médicis? La science, ressort de l'expansion, devint au XVIe siècle un perpétuel questionnement. En Chine, au contraire, la bureaucratie céleste continua d'absorber toutes les énergies intellectuelles, et au lieu de braquer des téléscopes vers les étoiles pour déchiffrer les signes mathématiques du grand livre de l'Univers, les astronomes du bureau du ciel se servaient de leurs astrolabes pour conseiller l'empereur dans l'établissement de son calendrier. C'était un peu la situation de XIIIe siècle en Europe: les savants pouvaient poursuivre leurs travaux théoriques dans leurs abbayes et correspondre entre eux, sans pour autant accéder au monde des politiques. Respectés en tant que spécialistes, ils n'étaient pas plus importants pour le devenir de la société qu'un grand joueur d'échecs aujourd'hui.

Si l'Occident a rendu le temps et l'espace homogènes, c'est pour y déployer les signes mathématiques de la mécanisation. Jusque-là, il s'en était tenu à la cosmologie dite d'Aristote, qui reposait sur les principes fondamentaux définis par A.C. Crombie: 1. Le comportement de toute chose est déterminé par des formes ou des natures qui se définissent qualitativement et 2. Ces formes et ces natures constituent le cosmos en se disposant de façon hiérarchique. Ces principes se retrouvent dans la représentation médiévale de l'espace dont la perspective n'est pas absente mais semble incohérente parce que fragmentaire. On sent bien dans ces hiatus la coexistence de sous-espaces, de "scènes" possédant une atmosphère, un centre d'intérêt, un ordre interne qui sont ainsi préservés.

Que le jardin chinois juxtapose lui aussi des "scènes" n'a donc rien d'étonnant puisque les missionnaires jésuites ont eu l'impression en arrivant à la cour impériale qu'en matière de physique il y avait beaucoup à faire. Il n'est pas étonnant non plus, que lorsque le mouvement scientifique européen a promu au rang de sciences pilotes les sciences de la nature - chimie, médecine, physiologie, histoire naturelle -, il s'est momentanément détourné des formes géométriques qui n'étaient pas dans la nature, ce qui explique au moins en partie la vogue des jardins chinois au XVIIIe siècle. En revanche, ce qui est vraiment étonnant, c'est que de nos jours, la géométrie elle-même à l'origine d'une "révolution morphologique" qui amène des mathématiciens comme René Thom et Benoît Mandelbrot à parler de "primauté du qualitatif" et à rejeter la célèbre formule de Galilée: "L'Univers est un livre écrit dans le langage des mathématiques et ses caractères sont des triangles, des cercles et d'autres formes géométriques, sans lesquels il est humainement impossible d'en comprendre un seul mot". "Les nuages ne sont pas des sphères, les montagnes ne sont pas des cônes", répond Mandelbrot, et René Thom récuse l'idée qu'on puisse expliquer la morphogénèse par les mêmes lois que le mouvement de la matière. Cette remise en cause du réductionnisme géométrique par la géométrie elle-même conduit à une réhabilitation du qualitatif. Elle conduit à une théorie de formes qui donne aux attracteurs un rôle primordial dans la constitution de systèmes dynamiques dont le caractère individuel subsiste jusqu'à ce qu'une catastrophe y mette fin. Un lac au centre d'une vallée agit comme un attracteur qui donne au paysage environnant un visage dessiné par le système dynamique des eaux. Tant qu'il est en place, il peut alors apparaître comme un genius loci et cela conduit l'observateur à considérer la géomancie comme une para-science dont la théorisation est fantaisiste mais dont les données sont parfois véritables.

Concevoir la topologie par des attracteurs ou des formes fractales amène à penser que le souffle-esprit des artistes classiques chinois rejoint les intuitions créatrices des architectes-paysagers d'aujourd'hui. La question posée au début de ce chapitre trouve ainsi sa réponse. Les vieilles civilisations de l'Extrême-Orient sont une source d'inspiration pour nos jardins modernes parce qu'elles suggèrent à certains de leurs problèmes formels des solutions où transparaît notre modernité.

Michel Baridon, Jardins des Horizons Lointains / Extrême Orient - La Chine in Les Jardins Paysagistes - Jardiniers - Poètes, Éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 1999, p.370-376.

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