Henri Michaux, Sans Titre (Mouvements), 1950-51. |
Puisqu'il y'a autant de caractères dans l'écriture que d'idées simples dans la langue, les caractères semblent révéler la réalité dans toute sa diversité. Les écritures alphabétiques qui réduisent les mots à leur petit dénominateur commun, sons et lettres, occultent au contraire la diversité du réel. Comme la monnaie, qui réduit tous les produits de la nature et de l'industrie humaine au dénominateur commun de la valeur d'échange, l'alphabet ramène la richesse infinie de la réalité sensible aux combinaisons de quelques signes dénués de valeur propre. On devine les incidences de ces deux systèmes sur les formes de pensée : parce qu'elle dissocie le signe de la chose pensée, l'écriture alphabétique suggère qu'il existe au-delà des signes visibles un domaine des idées, un monde d'identités abstraites que nos sens ne peuvent atteindre, mais que notre esprit peut concevoir. Elle invite à se représenter comme une ascension vers la vérité le passage des sons aux mots, des mots aux pensées, des pensées aux idées en soi. Associant au contraire étroitement le signe et la chose pensée, l'écriture chinoise fait plutôt concevoir le signe comme une pensée et la pensée comme un signe, ou le signe comme une chose perçue et la chose perçue comme un signe. Elle incite moins à chercher derrière les signes visibles des réalités abstraites qu'à étudier les relations, les configurations, les récurrences de phénomènes qui sont des signes et de signes qui sont des phénomènes, à s'interroger sur la dynamique de leurs apparitions et de leurs disparitions. Elle engage la réflexion dans des voies différentes des nôtres, mais tout aussi fécondes.
Jean François Billeter, Essai sur l'Art Chinois de l'Écriture et ses Fondements, Éditions Allia, 1989 (2007), p.20.
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