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Dans son analyse des formes d'exercice du pouvoir, Max Weber a tenu un rôle pionnier, en faisant de la création des bureaucraties un indicateur majeur du degré de rationalisation des sociétés (1). En soulignant l'importance des dispositifs incarnant une rationalité légale formelle, dans le développement des sociétés capitalistes, il a autonomisé la place des technologies matérielles de gouvernement par rapport aux théories classiques centrées principalement sur la souveraineté et la légitimité des gouvernants (2). Il a également proposé une première problématisation du rôle des instruments d'action publique en les envisageant comme technique de domination.
Michel Foucault a repris à sa façon cet objet. Il a souligné l'importance de ce qu'il nomme "les procédures techniques" du pouvoir, c'est-à-dire "l'instrumentation" en tant qu'activité centrale dans "l'art de gouverner" (3). Dans un texte de 1984, il formule ainsi son programme d'étude de la gouvernementalité : cette approche "impliquait que l'on place au centre de l'analyse non le principe général de la loi, ni le mythe du pouvoir, mais les pratiques complexes et multiples de "gouvernementalité" qui supposent, d'un côté, des formes rationnelles, des procédures techniques, des instrumentations à travers lesquelles elle s'exerce et, d'autre part, des enjeux stratégiques qui rendent instables et réversibles les relations de pouvoir qu'elles doivent assurer" (4). Foucault à contribué à renouveler la réflexion sur l'État et les pratiques gouvernementales, en délaissant les débats classiques de philosophie politique sur la nature et la légitimité des gouvernements pour s'attacher à leur matérialité, leurs actions et leurs modes d'agir (5). Dans sa réflexion sur le politique, il met en avant la question de "l'étatisation de la société", c'est-à-dire le développement de dispositifs concrets, de pratiques qui fonctionnent plus par la discipline que par la contrainte et cadrent es actions et représentations de tous les acteurs sociaux. Pour fonder son approche, il se réfère alors à l'apport des sciences camérales.
C'est à la fin des années 1970 que Michel Foucault, dans le cadre de ses travaux sur le libéralisme politique, porte son attention sur les écrits des sciences camérales (6). Cette science de la police, c'est-à-dire de l'organisation concrète de la société, prend forme en Prusse dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Elle combine une vision politique basée sur la philosophie de l'Aufklärung et des principes d'administration des affaires de la cité qui se veulent rationnels (7). Selon l'expression de Pascale Laborier, ce courant de pensée rationaliste s'est progressivement déplacé du "souci populationniste au bonheur des populations", combinant des dimensions d'ordre public, de bien-être et de culture. Dans la philosophie politique classique (par exemple chez Jean Bodin au XVIe siècle), on trouve une séparation majeure entre les attributs de la souveraineté et l'administration du quotidien. En revanche, dès la fin du XVIIe siècle, on recherche une unité dans l'exercice du pouvoir, et ces deux dimensions vont progressivement être intégrées. Les sciences camérales sont ainsi le creuset des politiques publiques contemporaines. Dans son raisonnement, Michel Foucault distingue trois étapes dans le développement de ce type de savoir:
-une étape initiale d'utopie critique où la conceptualisation d'un modèle alternatif de gouvernement permet la critique implicite du régime monarchique. Il se réfère alors à Louis Turquet de Mayerne qui, dès 1611, envisage le développement d'une spécialisation du pouvoir exécutif, "la police", pour veiller tant à la productivité de la société qu'à la sûreté de ses habitants. Il envisage ainsi une quatrième "grande fonction" aux côtés des attributs régaliens classiques, la Justice, l'Armée et les Finances;
-une deuxième étape de précise au début du XVIIIe siècle, dans le mouvement général de rationalisation qui est appliqué à l'administration royale par certains de ses agents soucieux d'une meilleure efficacité. Différents traités se proposent de mettre en ordre la jungle des réglementations royales. Ils réalisent un travail d'inventaire, de classement et de catégorisation, afin de renforcer l'organisation de l'action publique. Necker se livre ainsi à un travail de synthèse d'une matière très éparse dans De l'administration des finances, paru en 1794. Un des plus célèbres en Europe reste celui de Nicolas Delamare qui publie en 1705 son Traité de police. Selon lui, "le bonheur (c'est-à-dire "la sécurité et la prospérité individuelle") est une nécessité pour le développement de l'État" et il est de la responsabilité du politique d'atteindre cet objectif;
-une troisième étape est marquée par la constitution, en Allemagne, de la Polizeiwissenschaft, approche plus théorique qui devient également un savoir académique. L'ouvrage de référence est celui de von Justi, L'État de police, paru en 1756. Il propose des principes d'action pour "veiller aux individus vivant en société" et vise à "consolider la vie civique en vue du renforcer la puissance de l'État". Des centres de formation sont développés qui accueillent les futurs fonctionnaires prussiens, autrichiens, mais aussi russe qui seront promoteurs de différentes réformes dans leurs administrations. La diffusion en Europe est plus large, et l'on considère qu'une partie des réformes napoléoniennes de l'exécutif s'inspire de ce courant de pensée;
-enfin, dans le cadre de sa réflexion sur le bio-pouvoir et la gestion politique des populations, Foucault souligne l'importance de l'ouvrage d'un auteur allemand J.P. Franck qui publie entre 1780 et 1790 le premier traité de santé publique: "l'ouvrage de Franck est le premier grand programme systématique de santé publique pour l'État moderne. Il indique avec un luxe de détails ce que doit faire une administration pour garantir le ravitaillement général, un logement décent, la santé publique sans oublier les institutions médicales nécessaires à la bonne santé de la population, bref, pour protéger la vie des individus" (8). Michel Foucault y voit la première formulation du "souci de la vie individuelle" en tant que devoir de l'État.
C'est sur la base de ces travaux qu'il introduit la notion de gouvernementalité, afin de caractériser la formation d'un nouveau type de rationalité politique qui se constitue au cours du XVIIe siècle et prend une forme aboutie au XVIIIe siècle (9). Elle succède à l'État de justice du Moyen-Âge et à ce qu'il nomme l'État administratif des XVe et XVIe siècle. Mais, le point le plus important pour lui concerne la rupture dans la conception du pouvoir par rapport à celle qui prévalait depuis Machiavel et Le Prince (1552). L'art du gouvernant, son savoir-faire et ses techniques étaient concentrés sur son habileté à conquérir et, surtout à conserver le pouvoir (10). Parler de la gouvernementalité, c'est pour Foucault souligner un changement radical dans les formes d'exercice du pouvoir par une autorité centralisée, processus qui résulte d'une rationalisation et d'une technicisation. Cette nouvelle rationalité politique s'appuie sur deux éléments fondamentaux: une série d'appareils spécifiques de gouvernement et un ensemble de savoirs, plus précisément de systèmes de connaissance. L'ensemble qui articule l'un et l'autre constitue les fondements des dispositifs de sécurité de la police générale (11). Ces techniques et savoirs s'appliquent à un nouvel ensemble, "la population", pensée comme une totalité de ressources et de besoins. C'est l'économie politique qui fonde cette catégorie en définissant un acteur collectif et en l'envisageant comme une source de richesse potentielle. De là, découle une transformation centrale de la conception de l'exercice du pouvoir. Il ne s'agit plus de conquérir et de posséder, mais de produire, de susciter, d'organiser la population afin de lui permettre de développer toutes ses propriétés. Ainsi, la référence à l'économie politique suscite un changement majeur dans la conception de la puissance. Celle-ci ne provient plus de la domination par la guerre et de la capacité de prélèvement fiscal sur les territoires dominés ; elle va désormais reposer sur la mise en valeur des richesses par des activités structurées par l'autorité politique.
Cette approche en termes de gouvernementalité fonde l'analyse du politique effectuée par Foucault. Tout d'abord, il souligne l'importance de la différenciation entre Politik et Polizei, qui se retrouve en langue anglaise, alors qu'elle n'a pas son équivalent en français. Cette distinction est importante car la Polizei est dotée d'une rationalité politique propre ayant une double composante. D'un côté, une rationalité de but qui énonce l'interdépendance entre productivité de la société civile et puissance de l'État. De l'autre, une rationalité de moyens qui considère que la foi religieuse, l'amour du souverain ou de la République sont des facteurs insuffisants pour la construction du collectif. Celle-ci passe obligatoirement par des pratiques concrètes en matière de sûreté, d'économie et de culture (éducation, santé, commerce, arts, etc.) qui sont autant de missions essentielles de l'État. Ensuite, cette approche lui permet de se démarquer des grands débats idéologiques des années 1960-1970. La question centrale n'est pas tant, pour lui, la nature démocratique ou autoritaire de l'État. Elle ne porte pas non plus sur l'essence de l'État ou sur son idéologie, facteurs qui lui donneraient, ou non, sa légitimité. Il inverse le regard et considère que la question centrale est celle de l'étatisation de la société, c'est-à-dire du développement d'un ensemble de dispositifs concrets, de pratiques par lesquels s'exerce matériellement le pouvoir. Dans un article fondateur "Qu'est-ce que les Lumières?", il se propose déjà d'analyser des "ensembles pratiques". En d'autres termes, il ne souhaite pas aborder les sociétés telles qu'elles se présentent ni s'interroger sur les conditions qui déterminent ces représentations. En revanche, il s'attache à ce qu'elles font et à la façon dont elles le font. Ceci le conduit à proposer une étude des formes de rationalité qui organisent les pouvoirs. Enfin, dans l'analyse des pratiques, il met l'accent sur l'exercice de la discipline, au moins aussi importante que la contrainte. Contrairement à la conception traditionnelle d'un pouvoir descendant, autoritaire et fonctionnant à l'injonction et à la sanction, il propose une conception disciplinaire qui repose sur des techniques concrètes de cadrage des individus qui permettent de conduire à distance leurs conduites. C'est pourquoi, l'instrumentation est au centre de la gouvernementalité.
Pierre Lascoumes et Patrick Le Gallès, Weber et la bureaucratie, Foucault et les sciences camérales in Gouverner par les Instruments, Éditions Presses de Sciences Po, 2004, p.17-20.
Voir également ici.
Merci à M.S.
Notes.
1. Szakolczai A., Max Weber and Michel Foucault : Parallel Life-Works, Londres, Routledge, 1998.
2. Weber M., Economy and Society : An Outline of Interpretative Sociology, New York, Bedminster Press, 1968, p.949-980 ; Chazel F. Éléments pour une Reconsidération de la Conception Wébérienne de Bureaucratie in Lascousme P., Actualité de Max Weber pour la Sociologie du Droit, Paris, LGDJ, 1995, p.179-198.
3. Senellart M., Les Arts de Gouverner, Paris, Éditions Le Seuil, 1995.
4. Foucault M., La Gouvernementalité in Dits et Écrits, tome 3, Paris, Éditions Gallimard, 1994, p.635-657.
5. Rappelons aussi que c'est dans cette période (1975-1982) que des sociologues français commencent à étudier les travaux de public policies aux États-Unis et préparent leur adaptation française. En particulier Jean-Gustave Padioleau qui publie L'État au concret, en 1982, après une série d'articles préparatoires.
6. Foucault M., La Gouvernementalité in Dits et Écrits, tome 3, Paris, Éditions Gallimard, 1994, p.635-657. ; Audren F., Laborier P. et al., Les Sciences Camérales : Activités Pratiques et Histoire des Dispositifs Publics, Paris, Éditions PUF-CURAPP, 2005.
7. Senellart M., Les Arts de Gouverner, Paris, Éditions Le Seuil, 1995. ; Laborier P., La Bonne Police, Sciences Camérales et Pouvoir Absolutiste dans les États Allemands in Politix, n°48, 1999, p.7-35.
8. Michel Foucault, "La technologie politique des individus", Dits et Écrits, vol. IV, Paris, Gallimard, 1994, p.814-815.
9. Dean M., Governmentality. Power and Rule in Modern Society, Londres, Sage, 1999.
10. Gauthier C., À Propos du Gouvernement des Conduites chez Foucault in CURAPP, La Gouvernementalité, Paris, Éditions PUF, 1996, p.19-33.
11. Napoli P., Naissance de la Police Moderne : Pouvoir, Normes, Société, Paris, Éditions La Découverte, 2004.
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