Raymond Depardon, La Vie Moderne, 2008. |
Leçon de géographie sociale
Ainsi, pour y voir plus clair, une petite leçon de géographie sociale s'impose. La transformation des villes, les évolutions économiques, la démographie modèlent insensiblement le paysage social. La géographie sociale est aussi le fruit d'un héritage. Les représentations des territoires sont pour partie héritées de deux périodes : celle de la révolution industrielle et celle plus récente des Trente Glorieuses. La vision dix-neuvièmiste des territoires oppose les quartiers ouvriers et les régions industrielles aux quartiers bourgeois et aux régions tertiairisées. Née de la révolution industrielle, cette géographie structure encore socialement le territoire. Une autre est venue compléter ce dispositif, celle forgée durant les Trente Glorieuses (1945-1975). Cette géographie de la "moyennisation" est celle de la France pavillonnaire. Cette France périurbaine se confond avec la France des classes moyennes en voie d'ascension sociale.
Ces géographies sociales "héritées" s'effacent peu à peu dans les années 1980 pour laisser la place à une autre représentation sociales des territoires, celles des banlieues. Contrairement aux autres, cette géographie-là est d'abord une "géographie médiatique" : "vu à la télé", modelé au fil des ans par la puissance médiatique des images, le paysage des quartiers sensibles s'est imposé à l'ensemble des prescripteurs d'opinions avant même d'avoir fait l'objet d'une analyse sociale et scientifique sérieuse. L'étude des dynamiques sociales pèse en effet peut face aux images d'émeutiers armés de Villiers-le-Bel ou du quartier de la Villeneuve à Grenoble. Ainsi, et pour la première fois, ce ne sont plus les seuls acteurs sociaux qui modèlent et écrivent l'histoire sociale, mais les médias et plus largement les prescripteurs d'opinions. Le traitement médiatique de la question des banlieues n'aura pas seulement contribué à créer de nouvelles représentations sociologiques, il est aussi à l'origine d'une géographie sociale qui structure désormais les discours politiques.
Il est ainsi frappant de constater la rapidité avec laquelle la géographie sociale traditionnelle s'est effacée. Les territoires de la France ouvrière, industrielle, l'histoire bicentenaire des quartiers populaires des grandes villes, sans parler de la France rurale... tout cela s'est évanoui peu à peu dans les années 1980-1990 au fur et à mesure qu'émergeait l'obsession des banlieues. Cette disparition n'est pas seulement la conséquence du passage de la société industrielle à la société postindustrielle, mais participe à un mouvement idéologique qui vise notamment à substituer la question sociale à des questions sociétales. Ce qui est vraiment en cause ici n'est pas le traitement de la crise des banlieues par les médias, mais l'utilisation politique de ce traitement. Le "paysage médiatique" est devenu le "paysage social de référence" et le reflet de l'idéologie des élites. L'analyse de la genèse de cette représentation permet d'éclairer cette dimension idéologique.
Les urbanistes et sociologues ont l'habitude de faire démarrer la crise des banlieues et la politique de la ville en 1973. Les pouvoirs publics créent alors le premier groupe de réflexion sur les quartiers de grands ensembles de logements sociaux. Cette année de naissance est techniquement pertinente puisque que l'attention portée aux grands ensembles va précéder les émeutes urbaines. Cet acte de naissance marque une volonté, dès les années 1980, de "techniciser" et d'"urbaniser" une question qui est d'abord démographique, culturelle et idéologique. La banlieue comme "objet politique et médiatique" est née en septembre 1979, précisément dans la banlieue lyonnaise, à Vaulx-en-Velin. Pour la première fois, des émeutes urbaines, que l'on croyait réservées aux pays anglo-saxons ou à ceux du tiers-monde, venaient frapper le territoire français. Pendant plusieurs jours, les jeunes du quartier de la Grappinière multiplient les "rodéos", affrontent la police et incendient des voitures. Pire, ces échauffourées sporadiques se multiplient et touchent d'autres communes et quartiers de la banlieue lyonnaise. Villeurbanne, notamment la cité Olivier-de-Serres, est touchée en 1980. Un an plus tard, c'est au tour de Vénissieux et du quartier des Minguettes de subir des violences urbaines d'une rare intensité. Les politiques sont sous le choc, comme paralysés par la violences qui concernent une France qu'on ne connaît pas, celle des jeunes Français issus de l'immigration maghrébine. La banlieue, c'est d'abord une image, celle des jeunes Français qui défient la police. Le choc est d'abord culturel, et non pas urbain. Ces événements seront d'ailleurs le point de départ en 1983 de la "Marche civique pour l'égalité et contre le racisme", baptisée "Marche des Beurs" par les médias, dont les revendications sont sociales et culturelles ; la question urbaine et celle des violences n'apparaissent qu'en second plan.
Le traitement médiatique et politique de ces événements modèle assez rapidement l'image-type d'un paysage angoissant, celui de grands ensembles de logements sociaux, souvent dégradés et où les violences sont récurrentes. Le discours sur l'"urbanisme criminogène" prend le pas sur la question sociale et culturelle. La loi d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire définira en 1995 ces quartiers difficiles comme des "zones sensibles se caractérisant par la présence de grands ensembles ou de quartiers d'habitat dégradés". Plus tard, sur un même registre, on évoquera la question de la "concentration des difficultés", l'idée étant toujours d'aborder le sujet à travers le prisme urbanistique, qui suggère qu'il existe une volonté politique de concentrer les populations issues de l'immigration maghrébine dans des ghettos. La surreprésentation depuis trente ans des banlieues difficiles, non seulement dans les médias mais aussi dans le monde de la recherche, impose alors le ghetto comme le paysage emblématique de la crise de la société française. La thématique banlieusarde est désormais omniprésente. Sur le sujet, la littérature, notamment sociologique, est prolifique. Il n'y a désormais plus un seul quartier sensible qui n'ait échappé à sa thèse, à sa recherche urbaine, plus un seul îlot qui ne vive en permanence sous l’œil d'un observatoire local ou national. On connaît tout, absolument tout de ces territoires les plus étudiés de France ; de l'immeuble à l'îlot, rien n'échappe à l'analyse. Paradoxalement, cette attention extrême ne semble pas remettre en cause l'idée selon laquelle la banlieue resterait une "terra incognita" ; une idée très répandue qui permet au passage de faire perdurer la production de reportage sous prétexte d'investigations inédites ou de nouvelles recherches. Cette attention générale impose de fait les quartiers difficile dans l'agenda des politiques. Pour l'année 2008, le journal Le Monde avait relevé que le seul département difficile de la Seine-Saint-Denis avait ainsi enregistré 174 déplacements ministériels.
Christophe Guilluy, Fractures Françaises, François Bourin Éditeur, 2010, p.18-22.
Merci à M.S.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire