vendredi 1 juin 2012

Etat Technoscientifique.

NASA, Walt Disney & Werner Von Braun, 1954.

L'établissement des latitudes et des longitudes, installant une grille de mesure régulière sur les accidents du paysage a été un atout essentiel dans la maîtrise des territoires et surtout des routes océanes si importantes dans la construction du capitalisme mondialisé au XVIIe siècle. L'articulation de cette rationalisation de l'espace à la rationalisation du temps (séquençé en douze sections d'un disque dans l'horloge), produisit ce vaste système graphique en trois dimensions, cette carte des fuseaux horaires permettant de synchroniser les activités tout autour de la planète. 

À cet outil graphique sont venus s'ajouter des organes de perception permettant à l'État rationnel de “voir“ le passé et le présent et, par conséquent de prévoir et de programmer le futur de la société. Ainsi, Playfair introduit à la fin du XVIIIe siècle, le diagramme en barre et le diagramme en secteur. Puis au XIXe siècle, apparaissent le cartogramme (1882), les courbes de mortalité de Quételet (1828) et la pyramide des âges de Walker (1874). La statistique graphique permit d’embrasser d’un seul regard la société, de comparer les objets qui la composent et d'émettre des prévisions. Elle a contribué, en fait, à remplacer l'hégémonie du discours par la dictature des faits mesurés base des sciences, de la planification, de la sécurité sociale et de la comptabilité nationale. Ce faisant, elle a institué la société au même titre que la Constitution ou les manuels scolaires. 

À la cartographie et au diagramme, l'administration ajouta une technique lui permettant de se représenter elle-même comme machine de production : l'organigramme. Cette représentation, issue de l'organisation du peuple armé, a été menée à un haut degré de perfection par le général von Moltke en Allemagne, qui, s'inspirant de Napoléon, organisa l'armée en divisions standardisées quant à leur taille, leur entraînement et leur structure les dotant de managers interchangeables uniformément formés dans des écoles militaires. Ce système divisionnaire fût copié par toutes les nations industrielles et perfectionné avec les nouvelles technologies du téléphone et du télégraphe. Le système administratif de l'entreprise Ford s'inspira largement de l'armée prussienne avec ses plans logistiques, ses règles et ses procédures, sa décomposition des problèmes en leur plus simples éléments et son principe du mérite. La bureaucratie militaire utilisée par Ludendorff pour mobiliser les ressources allemandes pendant la Première guerre mondiale (le plan d'économie de guerre, Kriegwirtschaftsplan) était pratiquement identique au système administratif de Ford. Le Gosplan destiné à mettre en œuvre les plans stratégiques à long terme de l'Union soviétique, était lui-même une adaptation du plan d'économie de guerre allemand (1). 

La croissance de la rationalisation sociale et l'émergence de l'État technoscientifique (2) suscitèrent de nouveaux modes de modélisation dont le développement fût fortement stimulé par les deux guerres mondiales. La planification centralisée de leurs moyens de production par l'État soviétique, les États américain et anglais pendant la Seconde guerre mondiale, vint à bout de la planification centralisée des États allemands et japonais. Le tableau de comptabilité nationale fût mis au point pour préciser quantitativement les conditions de la politique de résistance et de victoire de l'Angleterre contre l'Allemagne. Parallèlement, le tableau input-output d'échanges interindustriels (TEI) montrant les interdépendances entre les secteurs de production, en reliant les flux d'entrée (facteurs de production) aux flux de sortie (produits) a été établi en 1941 par Leontieff aux Etats-Unis (3). Les théories de l'équilibre général (4) et du système social (5) deviennent alors les figures clés de la planification.

Après la seconde guerre mondiale, la planification à grande échelle fût largement stimulée par les ordinateurs qui accrurent considérablement les capacités de modélisation. Les programmes informatiques permirent d'intégrer des dizaines puis des centaines de branches des tableaux input-output. Ces tableaux se généralisèrent dans les systèmes nationaux de comptabilité par le biais des instances internationales (ONU, OCDE), au début des années soixante. Dans toutes les régions sous contrôle américain, ils devinrent donc un outil de normalisation et de standardisation des politiques économiques. 

Sous l'impulsion de la seconde cybernétique (6), un déplacement s'opéra cependant dans la modélisation de l'État et de l'organisation mondiale dans les années 70. Le modèle de l'ordre socio-économique spontané, auto-organisé, émergeant “de la relation et des ajustements mutuels des éléments qui le constituent“ (7) permit de sortir du modèle trop souverain, trop national de l'État planificateur, tout en favorisant le développement de nouveaux outils de contrôle (voir le schéma en dernière page). Il permit la construction d'un ordre social, qui plutôt que d'être seulement impulsée par le haut selon des plans de normativité, peut également résulter d'une multitudes d'actions et d'ajustements partiels effectués par une multiplicité d'instances et d'acteurs sociaux. L'État régulateur, constitué en système d'instances publiques et privées, d'associations, syndicats, ONG, entreprises, confréries, collectivité locales et administrations centrales n'a pas même besoin de monopoliser le pouvoir normatif ou fiscal. Il ne se fonde même plus nécessairement sur une logique de légalité : il peut distribuer des patronages aux associations et ONG, aux bandits et mercenaires. Il peut fabriquer même une dissidence pour exercer son autorité par la division ou pour transformer une situation selon les fins qu'il aura choisi. Bref, il peut organiser son espace par la ruse et la négociation plutôt que par la violence et le commandement. Il répond ainsi à la définition de la seconde cybernétique ou les systèmes auto-organisateurs se transforment et s'adaptent en fonction des désordres informationnels. Il tolère et tire profit des crises, des conflits et du désordre pour sa transformation et son adaptation permanente aux variations du milieu terrestre (8). Les techniques de gouvernement cherchent simplement à réduire le maximum de bruit en information en les les intégrant au fur et à mesure à son environnement. 

La gestion gouvernementale de cette complexité sociale passe donc par le développement des systèmes d'information et de communication depuis la sub-surface jusqu'à l'outre-espace, dotant le réel planétaire d'un double info-communicationnel. Ce double permet de subordonner le territoire à sa représentation (et, par conséquent, renforce la capacité de gestion et de contrôle à distance). Chaque point du territoire, chaque objet ou sujet qui le peuple est donc assujetti à son double informationnel. Ainsi tend à se réaliser ce fantasme gestionnaire où la carte étant le territoire, l'action sur la carte est également action sur le territoire. 

Bureau d'Études, Représenter le Système in La Planète Laboratoire, 62e année, 2007, p.16.

Notes. 

1. Lénine a joint explicitement les deux éléments de l'organisation fordiste dans sa définition du socialisme : "[Le socialisme c'est] les soviets plus l'administration prussienne du chemin de fer plus l'organisation industrielle américaine." 
2. L'État technoscientifique apparaît d'abord en Union soviétique avant de se généraliser dans les États industriels avec la Seconde guerre mondiale.
 
3. L’entrée en guerre des Etats-Unis a ouvert à l’analyse input-output (qui s'est amorcée avant-guerre) un nouveau champ de développement. L’administration Roosevelt s’interroge en effet sur les risques de dépression d’après-guerre suite à une démobilisation rapide. Au même moment, le Pentagone s’intéresse à l’analyse input-output à des fins de planification militaire et d’informatisation, mais aussi pour préparer des bombardements de l’Allemagne : il s’agissait de choisir stratégiquement les industries à détruire. Il est possible que Leontieff ait été influencé par les recherches soviétiques des années 1920 telles qu'elles se sont exprimées dans le premier bilan de l'économie nationale de l'URSS pour les années 1923-1924. 
4. La théorie de l’équilibre général a prétendue démontrer rigoureusement l’existence, l’unicité et la stabilité d’un équilibre général en économie et donc produire une méthode d’évaluation de la politique économique. Cette théorie a été développée par von Neumann, Hicks, Arrow, Debreu
5. La théorie du système social est inspiré de Pareto qui présente son Traité de sociologie générale comme un prolongement de l’équilibre économique général. Ce traité a connu une postérité aux Etats-Unis avec le Harvard Pareto Circle qui réunit - dans les années 1930 - sociologues, biologistes, mathématiciens, linguistes, politologues, philosophes des sciences et historiens autour de Henderson, professeur de biochimie à Harvard. Participèrent à ce séminaire, parmi d’autres : Schumpeter, Merton, Parsons et Homans. Pour Henderson, le concept de "système social généralisé" propose pour les sciences sociales un schéma analogue à celui proposé par Gibbs pour les systèmes physico-chimiques et rend possible un “traitement systématique des phénomènes complexes“. Cette idée est reprise et développée largement dans la sociologie fonctionnaliste américaine, notamment chez Parsons (Voir Jean-Sébastien Lenfant, L’équilibre général comme savoir de Walras à nos jours). 
6. La première cybernétique (McCulloch) a été une démarche de modélisation capable de lire les systèmes vivants par analogie aux systèmes machines. Avec la seconde cybernétique au contraire, l’autonomie du système considéré se construit dans l’action. Dans ce cas, contrairement à la première cybernétique, les entrées ne dépendent pas du seul retour des sorties et la boîte noire n’est plus considérée comme totalement opaque. La seconde cybernétique a été une première fois définie par Heinz von Forster qui élabora le principe d'organisation par le bruit (1960). Ce principe stipule que les systèmes vivants - en tant que systèmes auto-organisateurs - se transforment et s'adaptent en fonction des désordres informationnels. Alors que dans la première cybernétique, le désordre entraînait le système fermé vers l'entropie, il devient désormais la source même de l'évolution des systèmes vivants. Ce principe a été adapté à la théorie des systèmes sociaux par le sociologue Niklas Luhmann
7. F.A. Hayek, Notes on the evolution of systems of Rules of conduct, Studies in philosophy, politics and economics, Routledge & Kegan, 1967, p.73 
8. Ainsi, l'adaptation des équations permettant de décrire la propagation de la chaleur dans un corps par Bachelier au calcul des probabilités de hausse et de baisse des cours des emprunts, inspira la Théorie moderne du portefeuille ou MPT (Modern Theory of Portefolio), une méthode de sélection des investissements. Cette théorie fut largement utilisée par l'industrie financière à partir des années 60 pour gérer la complexité. Le krach du 19 octobre 1987 mis en question l'efficience de cette approche probabilitaire stimulant en retour l'utilisation d'une nouvelle modélisation de la complexité avec la mathématique des turbulences de Mandelbrot ou Elliott. (cf. Benoît Mandelbrot et Richard L. Hudson, Une approche fractale des marchés, Odile Jacob, 2004 et Ralph Nelson Elliott, The Wave Principle, 1938.). 

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