vendredi 8 juin 2012

Remarquable Retournement.

Jean Renoir, La Grande Illusion, 1937.
 
Naguère, c'était la "révolte des masses qui était considérée comme la menace contre l'ordre social et la tradition civilisatrice de la culture occidentale. De nos jours, cependant, la menace principale semble provenir de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie sociale et non des masses. Ce remarquable retournement dans l'histoire confond nos attentes quant au cours qu'elle était censée prendre et remet en question des présuppositions depuis longtemps établies.

Quand José Ortega y Gasset publia son célèbre essai La Révolte des masses en 1930 (première traduction anglaise en 1932), il ne pouvait prévoir une époque où il serait plus approprié de parler de révolte des élites. Écrivant à l'époque de la Révolution bolchévique et de la montée du fascisme, dans l'après-coup d'une guerre cataclysmique qui avait déchiré l'Europe, Ortega attribuait la crise de la culture occidentale à la "domination politique des masses". Aujourd'hui, ce sont toutefois les élites - ceux qui contrôlent les flux internationaux d'argent et d'informations, qui président aux fondations philanthropiques et aux institutions d'enseignement supérieur, gèrent les instruments de la production culturelle et fixent ainsi les termes du débat public - qui ont perdu foi dans les valeurs de l'Occident, ou ce qu'il en reste. Pour beaucoup de gens, le terme même de "civilisation occidentale" appelle aujourd'hui à l'esprit un système organisé de domination conçu pour imposer la conformité aux valeurs bourgeoises et pour maintenir les victimes de l'oppression patriarcale - les femmes, les enfants, les homosexuels et les personnes de couleur - dans un état permanent d'assujetissement.

Du point de vue d'Ortega, point de vue largement partagé à l'époque, la valeur des élites culturelles réside dans leur disposition à assumer la responsabilité des normes astreignantes sans lesquelles la civilisation est impossible. Elles vivaient au service d'idéaux exigeants. "La noblesse se définit par les exigences qu'elle nous impose - par des obligations, pas par des droits". L'homme de la masse, de son côté, n'avait ni obligations, ni compréhension de ce qu'elles sous-entendaient, "ni sensibilité pour les grands devoirs historiques". Au lieu de cela, il affirmait les "droits du trivial". À la fois plein de ressentiment et satisfait de lui, il rejetait "tout ce qui est excellent, individuel, qualifié et choisi". Il était "incapable de se soumettre à une direction d'aucune sorte". Privé de toute compréhension de la fragilité de la civilisation ou du caractère tragique de l'histoire, il vivait étourdiment dans "l'assurance que demain (le monde) sera plus riche, plus vaste, plus parfait, comme s'il disposait d'un pouvoir d'accroissement spontané inépuisable". Il ne se souciait que de son bien-être personnel et envisageait avec confiance un avenir de "possibilités illimitées" et de "liberté complète". Parmi ses nombreux défauts, figurait un "manque de romanesque dans ses rapports avec les femmes". L'amour, idéal astreignant à part entière, n'avait aucune séduction pour lui. Son attitude envers le corps était sévèrement pratique : il érigeait en culte la forme physique et se soumettait à des régimes hygiéniques qui promettaient de le maintenir en bon état et de prolonger sa longévité. Ce qui caractérisait par-dessus tout l'esprit de la masse, toutefois, c'était "la haine mortelle de tout ce qui n'était pas elle-même", selon la description d'Ortega. Incapable d'émerveillement ou de respect, l'homme de la masse était "l'enfant gâté de l'histoire humaine".

Ma thèse est que toutes ces attitudes mentales sont davantage caractéristiques aujourd'hui des niveaux supérieurs de la société que des niveaux inférieurs ou médians. On ne saurait guère dire aujourd'hui que les gens ordinaires envisagent avec confiance un monde de "possibilité illimitée". On a depuis longtemps perdu toute idée que les masses surfent sur les vagues de l'histoire. Les mouvements radicaux qui ont troublé la paix du XXe siècle ont échoué l'un après l'autre, et aucun successeur n'est apparu à l'horizon. La classe ouvrière, autrefois pilier du mouvement socialiste, est devenue une pitoyable relique d'elle-même. L'espoir que de "nouveaux mouvements sociaux" prendraient sa place dans la lutte contre le capitalisme, espoir qui a brièvement soutenu la gauche à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, n'a débouché sur rien. Non seulement les nouveaux mouvements sociaux - le féminisme, les droits des homosexuels, les droits au minimum social, l'agitation contre la discrimination raciale - n'ont rien en commun, mais leur seule exigence cohérente vise à être inclus dans les structures dominantes plutôt qu'à une transformation révolutionnaire des rapports sociaux. 

Ce n'est pas seulement que les masses ont perdu tout intérêt pour la révolution ; on peut arguer que leurs instincts politiques sont plus conservateurs que ceux de leurs porte-parole auto-désignés et de leurs libérateurs potentiels. Après tout, ce sont les ouvriers et la petite bourgeoisie qui veulent voir limiter le droit à l'avortement, qui se cramponnent à la famille bi-parentale comme source de stabilité dans un monde agité, qui s'oppose aux expériences de "modes de vie alternatifs", et qui nourrissent des réserves profondes sur la discrimination positive et autres efforts d'ingénierie sociale à grande échelle. Pour revenir plus étroitement aux termes de la description d'Ortega, ils ont un sens des limites plus hautement développé que les classes supérieures. Ils comprennent, à la différence de celles-ci, qu'il y a des limites inhérentes au contrôle de l'homme sur le cours du développement de la société sur la nature et sur le corps, sur les éléments tragiques de la vie et de l'histoire humaines. Tandis que les jeunes gens appartenant à la classe managériale et aux professions intellectuelles se soumettent à un programme rigoureux d'exercices physiques et de contrôles diététiques conçus pour tenir la mort à distance - pour se maintenir dans un état de jeunesse permanente, éternellement séduisants et remariables - les gens ordinaires de leur côté acceptent la déchéance physique comme quelque chose contre quoi il est plus ou moins inutile de lutter.

Incapable de saisir l'importance des différences de classe dans la formation de nos attitudes envers la vie, les libéraux de la bourgeoisie aisée (upper middle class) ne parviennent pas à prendre la mesure de la dimension de classe caractérisant leur obsession pour la santé et la droiture morale. Ils ont du mal à comprendre pourquoi leur conception hygiénique de la vie n'arrive pas à susciter un enthousiasme universel. Ils ont entrepris une croisade pour aseptiser la société américaine : il s'agit de créer un "environnement sans fumeurs", de tout censurer, depuis la pornographie jusqu'aux "discours de haine", et en même temps, de façon incongrue, d'élargir le champ du choix personnel dans des questions où la plupart des gens éprouvent le besoin de disposer de solides orientations morales. Lorsqu'ils se trouvent confrontés à de la résistance devant ces initiatives, ils révèlent la haine venimeuse qui ne se cache pas loin sous le masque souriant de la bienveillance bourgeoise. La moindre opposition fait oublier aux humanitaristes les vertus généreuses qu'ils prétendent défendre. Ils deviennent irritables, pharisiens, intolérants. Dans le feu de la controverse politique, ils jugent impossible de dissimuler leur mépris pour ceux qui refusent avec obstination de voir la lumière - ceux qui "ne sont pas dans le coup", dans le langage auto-satisfait du prêt-à-penser politique.

En même temps arrogants et peu sûrs d'eux-mêmes, les membres de ces nouvelles élites, ceux qui appartiennent aux professions intellectuelles en particulier, considèrent les masses avec un dédain teinté d'appréhension. Aux États-Unis, "l'Amérique du milieu" - terme qui a des implications aussi bien géographiques que sociales - en est venue à symboliser tout ce qui se dresse sur la route du progrès : "les valeurs de la famille", le patriotisme irréfléchi, le fondamentalisme religieux, le racisme, l'homophobie, les opinions rétrogrades sur les femmes. Les Américains du milieu, dans l'idée que s'en font ceux qui fabriquent l'opinion cultivée, sont désespérément minables, ringards et provinciaux, ils sont peu au fait des évolutions du goût ou des modes intellectuelles, ils sont obnubilés par la littérature de gare, les romans d'amour ou d'action, et abrutis par une surdose de télévision. Ils sont à la fois absurde et vaguement menaçants - non pas qu'ils souhaitent renverser l'ordre ancien, mais précisément parce qu'ils le défendent avec une irrationalité si profonde qu'elle s'exprime, dans ses accès d'intensité maximale, en religiosité fanatique, par une sexualité répressive qui se défoule à l'occasion dans des explosions de violence contre les femmes et les homosexuels et par un patriotisme qui soutient les guerres impérialistes et une éthique nationale de masculinité agressive.   

Christopher Lasch, La Révolte des Élites et la Trahison de la Démocratie, Édition Flammarion, collection Champs, 2007 (1995), p.37-41

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