Photographie non attribuée, Jorge Luis Borges, s.d. |
Georges Charbonnier : Pour nous, Français, je crois qu'on peut dire que ce qui a porté l'attention sur vos œuvres, c'est le goût de la logique et des mathématiques modernes.
Jorge Luis Borges : Oui, oui, cela est très possible. Je ne crois pas être bon mathématicien, mais j'ai lu - j'ai relu, c'était plus important - Poincarré, Russel et quelques autres mathématiciens. Tout cela m'a attiré de la même façon. J'ai fait des conférences à Buenos Aires sur des paradoxes éléatiques. Les mathématiques et la philosophie, la métaphysique, cela m'a toujours intéressé. Je ne dirai pas que je suis un mathématicien ou un philosophe, mais je crois avoir trouvé dans les mathématiques et dans la philosophie des possibilités littéraires, et surtout des possibilités pour la littérature qui me passionne le plus: la littérature fantastique.
Cependant, je me vois plutôt comme un poète, comme un homme de lettre qui a entrevu les avantages, les possibilités des sciences pour l'imagination, surtout pour l'imagination littéraire.
G.C. : Le mathématicien Georges Guilbaud a fait remarquer que quand on parle de science-fiction il s'agit presque toujours de physique...
J.B. : Oui, j'ai entendu l'émission.
G.C. : Or, dans votre cas on pourrait dire qu'on se rapproche un peu de la science-fiction, mais qu'il s'agit de mathématiques.
J.B. : Oui, de mathématiques. Je m'y connais fort peu - encore moins qu'en mathématiques ou en philosophie - je m'y connais fort peu en physique, en chimie, et même en arithmétique. Dans le temps j'étais passionné de l'algèbre. L'arithmétique m'a toujours ennuyé un peu. L'algèbre, non. J'étais, enfin je peux le dire avec modestie, j'étais un bon algébriste, un mauvais arithméticien, et je n'ai presque rien compris à la physique ou à la chimie. J'aurais dû m'intéresser aux expériences qu'on fait pour arriver à la lune, etc., mais tout cela avait été tellement dépassé par l'imagination littéraire, ou par des écrivains comme Wells, etc., que la réalité m'a moins ému qu'elle n'aurait dû m'émouvoir.
G.C. : Par exemple: quand vous avez écrit La Bibliothèque de Babel, êtes vous parti d'une idée mathématique précise?
J.B. : Oui: l'idée du jeu combinatoire. Mais dans La Bibliothèque de Babel, je dirai qu'il y a deux idées. Il y'a d'abord une idée qui n'est pas mienne, qui est un lieu commun, l'idée d'une possibilité de variation presque infinie en partant d'un nombre limité d'éléments. Derrière cette idée abstraite, il y'a aussi (sans doute sans que je m'en trouble beaucoup) l'idée d'être perdu dans l'univers, de ne pas le comprendre, l'envie de trouver une solution précise, le sentiment d'ignorer la vraie solution. Dans ce conte, et je l'espère dans tous mes contes, il y'a une partie intellectuelle et une autre partie - plus importante je pense - le sentiment de la solitude, de l'angoisse, de l'inutilité, du caractère mystérieux de l'univers, du temps, ce qui est plus important: de nous-mêmes, je dirai: de moi-même. Je crois que dans tous mes contes on trouve ces deux éléments. Ce sont un peu des jeux. Ces jeux ne sont pas arbitraires. En tout cas ils ne sont pas arbitraires pour moi. Une nécessité, si le mot n'est pas trop fort, m'a poussé à les écrire.
Et puis je me suis amusé aussi. Cette corvée d'écrire un conte n'a pas été seulement une corvée. Je me suis amusé. C'était un jeu. Un peu comme le cas d'un joueur d'échecs. Il y'a un problème. Il y'a un amusement. Et une joie.
Extrait des Entretiens avec Jorge Luis Borges, diffusés du 1er mars 1965 au 19 avril 1965 sur France Culture.
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