vendredi 27 mai 2011

Sans Fard.

Edouard Levé, La Blessure, 2004.

Adolescent, je croyais que La Vie Mode d'Emploi m'aiderait à vivre, et Suicide Mode d'Emploi à mourir.

Ce qu'il y'a au bout de la vie ne me fait pas peur. 

Lorsque je rentre de voyage, le meilleur n'est ni le passage à l'aéroport ni l'arrivée à la maison, mais le trajet en taxi qui relie les deux: c'est encore du voyage, mais plus vraiment. 

Comme je suis drôle, on me croît heureux. 

J'aime ma voix au réveil après l'alcool ou pendant la grippe.

Je vois de l'art ou d'autres voient des choses.

J'aimerais voir des films accompagnés de musiques inappropriées, un film comique avec une musique gothique, un film pour enfant avec une musique d'enterrement, un film d'amour avec une marche militaire, un film politique avec une bande-son de comédie musicale, un film de guerre avec une musique psychédélique, un film pornographique avec une musique religieuse. 

Je ne veux pas mourir soudain, mais voir la mort venir lentement. 

Les arts qui se déploient dans le temps me plaisent moins que ceux qui l'arrêtent. 

J'ai trop le sens de l'absurde pour prendre l'accent des langues étrangères que je parle. 

J'ai ri seul en ayant l'idée d'un livre que j'intitulerais "Mes théories du complot".

Je m'étonne qu'il n'y ait pas un mot pour nommer l'illusion du déjà-vu.  

A Joyce qui écrit des choses banales avec des mots extraordinaires, je préfère Raymond Roussel qui écrit des choses invraisemblables avec des mots communs.  

Quand je veux voir du théâtre, je vais à la messe.

Rapprocher deux objets sans rapport me donne une idée. 

Je peux répéter à l'identique des phrases ou des opinions que j'ai entendues, seulement parce que je les trouve justes et que je ne vois pas de raison de les modifier pour me les approprier.

Le principe de plaisir guide plus ma vie que le principe de réalité, même si je suis plus souvent confronté à la réalité qu'au plaisir.

Il m'arrive d'avoir une idée de livre, et de découvrir que c'est une pièce noire et étroite dont je ne peux sortir, à l'inverse, il m'arrive de découvrir une maison lumineuse aux ramifications infinies, dans laquelle je circule vite et à l'aise.

Je me suis inventé une signature à l'âge de treize ans, sans penser que j'aurais la même toute ma vie. 

Je m'efforce d'être un spécialiste de moi-même.

Je croyais connaître peu de faits me concernant.

A moto, sur l'autoroute, lorsque les vibrations et la fatigue rendent hypnotique le défilé du bitume, le temps ne compte plus et l'ennui, qui n'est que la mesure du temps, disparaît. 

Je raconte l'histoire de Jésus de cette manière: une femme adultérine parvient à faire croire à son mari qu'elle a été fécondée par Dieu, elle rend fou son fils avec cette histoire en laquelle il croit, il part sur les routes annoncer la bonne nouvelle et en meurt.

Si une œuvre dont j'ai eu l'idée a déjà été réalisée, je n'abandonne pas, l'œuvre n'est pas l'idée.

Je serais curieux de voir un film pornographique de science-fiction.

Il y'a des mots que j'utilise toujours accompagnés d'un autre, par exemple "escient". 

Edouard Levé, Autoportrait, Éditions P.O.L, 2005, (extraits assemblés).     

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire