lundi 23 mai 2011

Pilotage à Vue.


Claude Lelouche, C'était un Rendez-Vous, 1976.

La vitesse est donc bien la vieillesse de l'environnement réel de l'homme: le vieillissement prématuré de ce monde constitué et constitutif de la réalité objective dont nous parlait Husserl; la progressive disparition de l'espace de référence anthropogéographique, au profit d'un pur et simple pilotage à vue, d'une régie centrale de ce incessants transferts qui auront bientôt renouvelé l'horizon de l'expérience humaine. La phrase de Werner von Braun: "Demain, apprendre l'espace sera aussi utile qu'apprendre à conduire une voiture", illustre à merveille cet état de fait. Avec une correction, cependant, puisque l'espace dont nous parle le technicien de Penemund n'est plus l'espace plein de l'arche première, mais l'espace vide d'un véhicule extraterrestre. Arche dernière qui vient à remplacer l'espace-temps de l'expérience des lieux par celui du non-lieu de la technique.

Ainsi la vitesse est-elle bien l'accident de transfert, le vieillissement prématuré du monde constitué. Emportés par son extrême violence, nous n'allons nulle part. Nous nous contentons de partir et de nous départir du vif au profit du vide de la rapidité. Comme dans un véhicule de course où le conducteur doit d'abord maîtriser l'accélération, garder en ligne son engin et non plus prêter attention aux détails de l'espace environnant. Demain, n'en doutons plus, il en sera de même pour toute activité humaine. A demeure ou en voyage, indifféremment, il ne s'agira plus pour nous d'admirer le paysage, mais uniquement de surveiller ses écrans, ses cadrans, la régie de sa trajectoire interactive, c'est-à-dire d'un trajet sans trajet, d'un délai sans délais.

Paul Virilio, Vitesse, Vieillesse du Monde in Chimères, n°8, Été 1990, p.7-8.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire