Édouard Levé, Entrée d'Angoisse 1, 2002. |
Pauline (lisant un text de Sachs): La vie est un enfer. On ne le sait pas tout de suite, on l'apprend dans son corps. Et lorsque le corps de l'autre vient s'en mêler, s'il n'y a pas ou plus d'amour, l'enfer est double. J'en ai vu, des femmes, les cuisses serrées et leur sacs par-dessus crachant leur haine d'un mari qui, quand il ne couche pas ailleurs, s'assoupit pendant le film et puis monte en traînant la savate, et lorsqu'elle le rejoigne enfin, après avoir étendu la troisième lessive et mis un suppositoire à la petite qui ne voulait pas dormir, se retourne vers elle sans même ouvrir les yeux, leur colle leur museau sur la figure, remonte la chemise de nuit, et j'ai pas besoin d'en dire plus, n'est-ce pas, docteur ? Vous savez comment c'est, les hommes ! J'en ai vu des hommes qui murmuraient en rédigeant leur chèque, qu'ils auraient bien voulu reprendre le foot, se remettre à faire des maquettes, mais le samedi, c'est pas possible, y'a les courses à faire à l'hyper, et ma femme n'aime pas conduire. Et le dimanche, c'est pas possible non plus, y'a ci, y'a ça. Y'a la belle-famille qui vient déjeuner alors le foot, les maquettes... Et de toute façon, j'ai beau mettre des journaux, elle râle parce que ça laisse des traces sur sa toile cirée, si jamais je laisse tomber une goûte de colle par terre, la voilà qui me saute dessus. Alors qu'au lit... Enfin, j'vous en dis pas plus... Elle dit tout le temps qu'elle veut que je sois gentil, que je lui parle mais en fait, ce qu'elle veut c'est que je la laisse parler, parler, parler... Vous me comprenez, vous savez comment c'est les femmes ?
Bruno Sachs: Vous devez penser que je suis un salaud d'écrire et de vous faire lire tout ça ?
Pauline: Oui, mais je supporte. Vous en écrivez souvent de ces réjouissantes considérations sur l'humanité ? (Sachs part et revient avec un gros carton d'écrits). Tout ça ? On appelle ça comment en médecine ? Une manie, une maladie ? Ou un remède.
Bruno Sachs: Vous n'avez pas peur ?
Pauline: Moi non. Mais vous oui. Vous passez tout votre temps à écouter tout ce qu'on vous confie. Pourquoi vous n'auriez pas le droit de vous confier en écrivant ?
Michel Deville & Rosalinde Deville, La Maladie de Sachs, 1999 (d'après le roman de Martin Winckler, La Maladie de Sachs, Éditions P.O.L, 1998).
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