jeudi 16 juin 2011

Essaimage Fractal.


 Claude Faroldo, Themroc, 1973.

"Une armée d'Etat qui affronte un ennemi dispersé en un réseau de bandes plus ou moins organisées [...] doit s'affranchir des vieilles notions de lignes droites, d'unités en formation linéaire, de régiments et de bataillons [...] et devenir elle-même beaucoup plus diffuse et disséminée, flexible et capable d'essaimer. [...] Elle doit en fait s'adapter à la capacité furtive de l'ennemi. [...] L'essaimage est à mon sens la convergence simultanée sur une cible d'un grand nombre de noeuds - la cernant, si possible, à 360° - [...] qui ensuite se scindent et se dispersent à nouveau". Selon le général Gal Hirsch, également diplômé de l'Otri, l'essaimage crée un "bourdonnement bruyant" qui rend très difficile à l'ennemi de savoir où se trouve l'armée et dans quelle direction elle avance. Naveh ajoute qu'un essaim "n'a pas de forme, ni de face, ni dos, ni flancs, mais se déplace comme un nuage" (image qui semble directement empruntée à T.E. Lawrence [d'Arabie] qui, dans Les Septs Pilliers de la Sagesse, soulignait que les groupes de guérilla devait opérer "comme un nuage de gaz"). Et ce nuage, il conviendrait de la mesurer en fonction de sa localisation, de sa rapidité et de sa densité, plutôt que de sa puissance et de sa masse. 

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Dans les opérations d'essaimage, le paradigme classique de la manoeuvre laisse place à une géométrie complexe qui revendique une dimension "fractale" et dans laquelle, explique Kochavi, "chaque unité [...] relfète par son mode d'action tout à la fois la logique et la forme de la manoeuvre d'ensemble".

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En termes organisationnels, contrairement aux chaînes de commandement et de communication linéaires et hiérarchiques, les essaims sont des réseaux polycentriques, dans lesquels chaque "unité autarcique" (pour reprendre l'expression de Shimon Naveh) peut communiquer avec les autres sans passer par le commandement central. La cohésion physique de l'unité de combat est remplacée par une cohésion relationnelle.

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Les militaires envisagent également l'essaimage comme une manoeuvre non linéaire en termes temporels. Les plannings militaires classiques sont chrono-linéaires, en ce sens qu'ils visent à suivre une séquence d'évènements donnée, concrétisée par la notion de "plan". En termes militaires traditionnels, cette idée de "plan" implique que les actions sont jusqu'à un certain point conditionnées par l'aboutissement des actions précédentes. Un essaim, au contraire, opère sur la simultanéité des actions. Si elles restent dépendantes les unes des autres, elles ne sont plus prédéterminées les unes par les autres. Le récit du plan de bataille fait place à ce que les militaires appellent "l'approche de la boîte à outils": il s'agit de donner aux unités les outils dont elles ont besoin pour gérer plusieurs situations et scénarios donnés, sachant qu'il n'est pas possible de prédire dans quel ordre ces événements se dérouleront sur le terrain.

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Naveh explique: "à Naplouse, les forces israéliennes ont commencé à envisager le combat urbain comme un problème spatial". Il confirme par ailleurs que ces tactiques avaient été largement influencés par l'Otri: "En formant plusieurs officiers de haut rang, nous avons saturé le système d'agents subversifs, qui posent des questions... Certains officiers supérieurs au sommet de la hiérarchie ne craignent pas de se réclamer de Deleuze ou de [l'architecte déconstructiviste Bernard] Tschumi". A la question de savoir pourquoi être allé chercher quelqu'un comme Tschumi (à qui l'histoire de l'architecture réserve une place à part, comme architecte "extrémiste" de gauche), il m'a répondu: "L'idée de disjonction, que développe Tschumi dans son livre Architecture and Disjunction, a pris tout son sens pour nous. [...] Tschumi a une autre approche de l'épistémologie; il veut rompre avec le savoir à perspective unique et la pensée centralisée. Il envisage le monde à travers tout un éventail de pratiques sociales différentes, à partir d'un point de vue qui se déplace constamment".

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Historiquement, dans la guerre de siège, une brèche ouverte dans le mur extérieur d'une ville indiquait l'effondrement de la souveraineté de la cité-Etat. L'art de la guerre de siège portait sur la géométrie des murs d'enceinte et s'efforçait de développer des technologies complexes pour les approcher et y ouvrir des brèches. Dans le combat urbain moderne, on se focalise au contraire sur des méthodes de transgression des limites, la limite par excellence étant le mur de l'enceinte domestique. 

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Cette volonté de défaire le mur pour la "transcender" pourrait expliquer l'intérêt de l'armée depuis les années 1960 et 1970, pour les théories et l'art de la transgression. Les techniques "passe-murailles" ne sont pas sans rappeler ce que l'artiste américain Gordon Matta Clark appelait "le démurage du mur". De 1971 jusqu'à son suicide en 1978, Matta Clark a travaillé sur la transformation et le démantèlement virtuel de bâtiments abandonnés. Dans sa célèbre série de "bâtiments coupés" et son approche d'anarchitecture (architecture anarchique), il s'armait de marteaux, burins et scies pour découper en tranches des bâtiments et creuser de larges ouvertures dans des intérieurs domestiques et industriels. On peut voir dans cette démarche une tentative de subvertir l'ordre répressif de l'espace domestique, et, du même coup, la puissance et la hiérarchie qu'il représente. A l'Otri on montrait souvent dans les exposés les "bâtiments coupés" de Matta Clark, en regard de photographies des brèches que le FDI avaient ouvertes dans les murs palestiniens. 

L'Otri s'est également interessé à d'autres grandes références de la théorie urbaine, et en particulier aux procédés situationnistes de la dérive (le déplacement dans la ville à travers des ambiances variées pour saisir ce que les situationnistes appelaient la psychogéographie), et du détournement (adaptation de bâtiments à d'autres usages que ceux pour lesquels ils ont été conçus). Ces principes, élaborés par Guy Debord et d'autres membres de l'Internationale situationniste, s'inscrivaient dans une approche plus globale cherchant à remettre en cause la hiérarchie du bâti dans la ville capitaliste. Ils espéraient ainsi gommer les distinctions entre privé et public, dedans et dehors, usage et fonction, et remplacer l'espace privé par une surface publique fluide, volatile et "non bornée", à travers laquelle le déplacement se ferait selon les modalités inatendues. L'Otri se réclamait aussi du travail de Georges Bataille, qui parlait d'un désir d'attaquer l'architecture: cet appel aux armes visait à démanteler le rationalisme rigide de l'ordre de l'après-guerre, à échapper au "carcan architectural", et à libérer les désirs humains refoulés. Autant de tactiques conçues pour transgresser "l'ordre bourgeois" de la ville telle qu'elle était planifiée et produite, où l'élément architectural du mur - domestique, urbain ou géopolitique (comme le rideau de fer qui s'était abattu sur l'Europe) - perçu comme solide et inébranlable, matérialisait l'ordre sociopolitique et la répression. Comme le mur a non seulement une fonction de barrière physique mais aussi d'isolant visuel et sonore, il constitue depuis le XVIIIe siècle l'infrastructure physique qui est à la base de la construction de l'intimité et de la subjectivité bourgeoise. De fait, le discours architectural envisage généralement les murs comme des données irréductibles de l'architecture. Or, puisque les murs tendent à brider l'entropie naturelle de l'urbain, en les abattant, on libèrerait de nouvelles formes sociales et politiques.  

Eyal Weizman, A Travers les Murs, l'Architecture de la Nouvelle Guerre Urbaine, Éditions La Fabrique, 2007, (extraits assemblés).

Divisé en 8 parties, le film est consultable ici.

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