samedi 11 juin 2011

Dernier Verre.

Henri Verneuil, Un Singe en Hiver, 1962.

J'ai beaucoup bu. J'ai arrêté. J'ai beaucoup bu. Qu'est-ce que c'était ? C'est pas difficile. Je crois - il faudrait interroger d'autres gens qui ont beaucoup bu, interroger des alcooliques, tout ça -  je crois que boire c'est l'affaire de quantité. C'est pour ça qu'il n'y a pas d'équivalent avec la nourriture. Même s'il y'a des gros mangeurs. Moi manger ça m'a toujours dégouté alors c'est pas mon affaire. Mais la boisson c'est une question. J'entends bien qu'on ne boit pas n'importe quoi, que chaque buveur à sa boisson favorite, mais c'est parce que c'est dans ce cadre là qu'il saisit la quantité. C'est affaire de quantité ça veut dire quoi ? On se moque beaucoup des drogués ou des alcooliques, parce qu'ils ne cessent pas de dire "oh vous savez, moi je maîtrise, j'arrête de boire quand je veux". On se moque d'eux, mais c'est parce qu'on ne comprends pas ce qu'ils veulent dire. Moi j'ai des souvenirs très nets, je voyais très bien ça et je crois que tous les gens qui boivent comprennent ça. Quand on boit, ce à quoi on veut arriver, c'est au dernier verre. Boire c'est, c'est à la lettre, c'est tout faire pour accéder au dernier verre. C'est ça qui vous intéresse.

(...)

Est-ce que c'est la limite ? C'est compliqué. Parce que laisse moi te dire, en d'autres termes, un alcoolique c'est quelqu'un qui ne cesse pas d'arrêter de boire. Je veux dire, il ne cesse pas d'en être au dernier verre. Alors qu'est-ce que ça veut dire ça ? C'est un peu comme, tu sais, la formule de Péguy qui est tellement belle, c'est pas le dernier nymphéa qui répète le premier, c'est le premier nymphéa qui répète tous les autres et le dernier. Eh bien le premier verre, il répète le dernier. C'est le dernier qui compte. Alors qu'est-ce que ça veut dire le dernier verre pour un alcoolique ? Bon il se lève le matin, mettons si c'est un alcoolique du matin, y'a tous les genres qu'on veut, si c'est un alcoolique du matin, il est tout entier tendu vers le moment où il arrivera au dernier verre. C'est pas le premier, le second, le troisième qui l'intéresse. C'est bien plus malin, c'est rusé un alcoolique. Le dernier verre ça veut dire ceci. Il évalue. Il y'a une évaluation. Il évalue ce qu'il peut tenir, sans s'écrouler, il évalue. C'est très variable d'après chaque personne. Il évalue donc le dernier verre. Et puis tous les autres ça va être sa manière de passer. Et le dernier ça veut dire quoi ? Ça veut dire il ne peut pas supporter d'en boire plus ce jour là. C'est le dernier qui lui permettra de recommencer le lendemain. Parce que s'il va jusqu'au dernier, au contraire, qui excède son pouvoir, c'est le dernier dans son pouvoir. S'il dépasse le dernier dans son pouvoir pour arriver au dernier qui excède son pouvoir il s'écroule. A ce moment là il est foutu. Bon, il va à l'hôpital, ou bien il faut qu'il change d'habitude. Il faut qu'il change d'agencement. Si bien que quand il dit le dernier verre c'est pas le dernier c'est l'avant dernier. Il est à la recherche de l'avant dernier. En d'autres termes, il y'a un mot merveilleux pour dire l'avant dernier je crois c'est pénultième. Il ne cherche pas le dernier verre, il cherche le verre pénultième. Pas l'ultime, parce que l'ultime le mettrait hors de son arrangement. Le pénultième c'est le dernier avant le recommencement le lendemain.

Gilles Deleuze, B comme Boisson in L'Abécédaire de Gilles Deleuze, entretien avec Claire Parnet produit par Pierre-André Boutang, 1988. 

Divisé en deux parties, l'entretien est consultable ici

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire