mercredi 29 juin 2011

Infection Lente.

Denis Darzacq, Hyper n°24, 2007-2009.

Ceux qui m'ont déjà fait l'honneur de me lire savent que je n'ai pas l'habitude de désigner sous le nom d'imbéciles les ignorants ou les simples. Bien au contraire. L'expérience m'a depuis longtemps démontré que l'imbécile n'est jamais simple, et très rarement ignorant. L'intellectuel devrait donc nous être, par définition, suspect? Certainement. Je dis l'intellectuel, l'homme qui se donne lui-même ce titre, en raison des connaissances et des diplômes qu'il possède. Je ne parle évidemment pas du savant, de l'artiste ou de l'écrivain dont la vocation est de créer - pour lesquels l'intelligence n'est pas une profession, mais une vocation.    

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Ayant ainsi défini l'imbécile, j'ajoute que je n'ai nullement la prétention de le détourner de la Civilisation des Machines, parce que cette civilisation le favorise d'une manière incroyable aux yeux de cette espèce d'hommes qu'il appelle haineusement les "originaux", les "inconformistes". La Civilisation des Machines est la civilisation des techniciens, et dans l'ordre de la Technique un imbécile peut parvenir aux plus hauts grades sans cesser d'être imbécile, à cela près qu'il est plus ou moins décoré. La Civilisation des Machines est la civilisation de la quantité opposée à celle de la qualité. Les imbéciles y dominent donc par le nombre, ils y sont le nombre. J'ai déjà dit, je dirai encore, je le répéterai aussi longtemps que le bourreau n'aura pas noué sous mon menton la cravate de chanvre: un monde dominé par la Force est un monde abominable, mais le monde dominé par le Nombre est ignoble. La Force fait tôt ou tard surgir des révoltés, elle engendre l'esprit de Révolte, elle fait des héros et des Martyrs. La tyrannie abjecte du Nombre est une infection lente qui n'a jamais provoqué de fièvre. Le Nombre crée une société à son image, une société d'êtres non pas égaux, mais pareils, seulement reconnaissables à leurs empreintes digitales.

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Lorsque j'exprime certaines vérités simples, semblables à celles qu'on vient de lire, je ne puis m'empêcher de penser avec un cruel plaisir à l'embarras des imbéciles qui se croient très différents les uns des autres, et qui vont pourtant se sentir atteints en me lisant au même point de leur sécurité d'imbéciles, par la même insupportable démangeaison. Car le cuir de l'imbécile est réellement un cuir difficile à trouer. Mais qui ne sait que la piqûre d'un moustique est plus douloureuse et plus durable aux endroits du corps les mieux défendus par l'épaisseur de la peau, si le dard de l'insecte est entré assez profond?

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Je demande pardon à Dieu de regarder avec trop de complaisance se gratter les imbéciles. La malfaisance n'est pas dans les imbéciles, elle est dans le mystère qui les favorise et les exploite, qui ne les favorise que pour mieux les exploiter. Le cerveau de l'imbécile n'est pas un cerveau vide, c'est un cerveau encombré où les idées fermentent au lieu de s'assimiler, comme les résidus alimentaires dans un côlon envahi par les toxines. Lorsqu'on pense aux moyens chaque fois plus puissants dont dispose le système, un esprit ne peut évidemment rester libre qu'au prix d'un effort continuel. Qui de nous peut se vanter de poursuivre cet effort jusqu'au bout? Qui de nous est sûr, non seulement de résister à tous les slogans, mais aussi à la tentation d'opposer un slogan à un autre? Et d'ailleurs le Système fait rarement sa propre apologie, les catastrophes se succèdent trop vite. Il préfère imposer à ses victimes l'idée de sa nécessité. Ô vous qui me lisez, veuillez vous examiner sans complaisance et demandez-vous si vous n'êtes pas imbéciles sur ce point? Que vous formuliez clairement ou non votre pensée, ne raisonnez-vous pas toujours, par exemple, comme si l'histoire obéissait à des lois aussi rigoureusement mécaniques que celle de la gravitation universelle, comme si le monde de 1945, achevé de toutes ses parties, jusqu'au dernier détail, était apparu à la seconde précise, ainsi qu'une comète dont on a calculé l'orbite?

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A en croire les imbéciles, ce sont les savants qui ont fait le système. Le système est le dernier mot de la Science. Or, le système n'est pas du tout l'oeuvre des savants, mais celles des hommes avides qui l'ont créé pour ainsi dire sans intention - au fur et à mesure des nécessités de leur négoce. On connaît le mot de Guizot: "Enrichissez-vous!" Pour cet homme considérable, comme d'ailleurs pour tous les économistes libéraux de son temps, la lutte féroce des égoïsmes était la condition indispensable et suffisante du progrès humain. Je dis des égoïsmes, car le mot d'ambition a un sens trop noble. On peut être ambitieux de la gloire, de la puissance, on ne saurait être ambitieux de l'argent. "Qu'importe! se disaient alors les imbéciles, nous savons bien que la cupidité n'est pas une vertu, mais le monde n'a pas besoin de vertu, il réclame du confort, et la cupidité sans frein des marchands finira, grâce au jeu de la concurrence, par lui fournir ce confort à bas prix, à un prix toujours plus bas". C'est là une de ces évidences imbéciles qui assurent l'imbécile sécurité des imbéciles. Ces malheureux auraient été bien incapables de prévoir que rien n'arrêterait les cupidités déchaînées, qu'elles finiraient par se disputer la clientèle à coup de canon: "Achète ou meurs!" Ils ne prévoyaient pas davantage que le jour ne tarderait pas à venir où la baisse des prix, fût-ce ceux des objets indispensables à la vie, serait considérée comme un mal majeur - pour la raison trop simple qu'un monde né de la spéculation ne peut s'organiser que pour la spéculation. La première, ou plutôt l'unique nécessité de ce monde, c'est de fournir à la spéculation les éléments indispensables. Oh! sans doute il est malheureusement vrai que, en détruisant aujourd'hui les spéculateurs, on risqueraient d'atteindre du même coup des millions de pauvres diables qui en vivent à leur insu, qui ne peuvent vivre d'autre chose, puisque la spéculation a tout envahi. Mais quoi! le cancer devenu inopérable parce qu'il tient à un organe essentiel par toutes ses fibres hideuses n'en est pas moins un cancer.    

Georges Bernanos, La France Contre les Robots, Éditions Plon, collection Livre de Poche, 1947 (1999), p.104-109.

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