jeudi 9 juin 2011

Paysages Pièges.

Stephen Shore, Cumberland Street, Charleston, South Carolina, August 3, 1975.

L’intégralité de l’objet vu.

Depuis le jour où je les ai vues, j’ai toujours voulu vivre dans une des photographies de Stephen Shore. Au centre de ces paysages suburbains où parkings, stations-service, motels et centres commerciaux composent une ville neutre et fugitive, il me semble que j’aurais pu refaire ma vie. Rien n’aurait été plus facile. Tout était visible dans n’importe quel cliché grâce à la précision des lieux, au contour net des personnages, à la définition des objets. Comme des vêtements dans une vitrine, des vies prêtes à être vécues attendaient là, silencieuses et figées, qu’un spectateur fasse attention à elles et les revête. J’aurais pu être cet homme quelconque qui, par le simple pouvoir de son imagination, n’aurait eu qu’à se glisser dans le décor des sollicitations inassouvies pour se sentir immédiatement à son aise, comme en symbiose avec la banalité absolue du site. Tel le Dieu de Descartes qui met en branle l’univers d’une simple chiquenaude, le laissant poursuivre seul son mouvement perpétuel, il m’aurait suffi d’animer très légèrement l’image pour que tout se mette à bouger définitivement.

Si j’avais eu à choisir parmi la série des Uncommon Places, j’aurais sans doute opté pour Maryland Street, Hobbs, New Mexico. Je me vois déjà ouvrant le portail de l’enclos qui enserre la piscine du Hobbs Lamp Lighter Motel, contourner le bassin bleu Hockney et m’installer sur une chaise en osier, dos à la route. J’aurais pu amener un livre ou deux, faire quelques brasses, observer la rue toute proche avec son bric-à-brac d’incitations commerciales et e signalisations qui ne mènent nulle part. J’aurais pu me perdre dans la contemplation d’une femme en train d’ouvrir le coffre de sa voiture sur le parking latéral du Lowden Lounge pour en extraire un sac en plastique noir – personnage aussi énigmatique que la nymphe canéphore qui fait irruption dans La Vie de Saint Jean-Baptiste de Ghirlandaio. Dans celle d’un homme en costume noir longeant le mur de briques de la Cathey Company, comme s’il tenait à s’efface à mesure qu’il avance. Ou dans celle d’une Buick marron qui cale au milieu de la route et s’immobilise un moment, sans que l’on puisse deviner ce qui se passe à l’intérieur. Tant d’évènements insignifiants qui passent complètement inaperçus dans la vie courante, mais qui acquièrent une visibilité totale par l’attention qu’on leur porte. Les photographies de Shore représentent des paysages-pièges devant lesquels on ressent une impression contrastée : soit les fuir du regard, soit s’abîmer en eux, au risque d’en rester prisonnier toute sa vie.

Devenu un personnage de la photographie, j’aurais pu faire la rencontre d’autres clients du motel : le vieux couple à la retraite qui traverse le pays pour aller voir ses enfants dans le nord-ouest, le touriste qui trouve étonnant ou barbant la famille mexicaine qui se baigne dans la piscine en tee-shirt sans aucune pruderie. J’aurais pu également choisir de m’installer ici, prendre une chambre à l’année, ne plus rentrer en France. La vie dans le motel aurait constitué pour moi un exercice de détachement, une forme d’ascèse corporelle et mentale, de mise à distance du monde, des autres et de soi, pour concorder enfin avec la présence pure de l’instant sans mémoire ni espoir. J’aurais pu décider de me défaire du jour au lendemain de mes obligations familiales et professionnelles, de renoncer à tous les avantages de ma situation, de mettre à nu mon existence au point de ne plus tenir à rien. J’aurais pu arrêter de penser, d’écrire, de publier, j’aurais pu prendre un petit boulot rébarbatif et sans intérêt où j’aurais subi sans rien dire les vexations du sort, comme pour me guérir de la maladie du sens. Voilà ce que j’aurais pu vivre dans une photographie de Stephen Shore et qu’en un certain sens j’ai déjà vécu.

Bruce Bégout, L’Eblouissement des Bords de Route, Editions Verticales / Le Seuil, 2004, p.93-96.

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