samedi 25 juin 2011

Interviewer & Sonder.


William Klein, Le Couple Témoin, 1976.

Le 7 septembre 1944, Libération consacre un quart de sa une aux résultats du "Gallup français", qui a interrogé la nation sur son sentiment vis-à-vis de la Libération et en a interprété les réponses. Le journal offre à ses lecteurs "l'exclusivité des résultats obtenus à la suite de la première enquête que l'Institut français d'opinion publique ait effectuée depuis septembre 1939". Il note que l'IFOP "est le premier organisme qui ses soit constitué en France pour l'étude scientifique de l'opinion publique et des phénomènes psycho-sociaux". Lorsque, dans les derniers mois de 1957, L'Express annonce l'arrivée de la "Nouvelle Vague", celle-ci est tout autant discernée, définie et marquée par une vague de sondages d'opinion et "d'études psycho-sociales". L'Express publie son étude d'opinion sous cette bannière de la Nouvelle Vague, dont il se proclame l'organe. Les questions du sondage sont publiées pour la première fois le 3 octobre 1957, puis les résultats paraissent à un rythme hebdomadaire entre le 10 octobre et le 14 novembre. Enfin, la conclusion éditoriale et l'analyse de l'IFOP sont publiées dans les numéros des 5 et 12 décembre, avant que le numéro du 19 décembre ne propose une analyse critique du sondage par Henri Lefebvre et la réaction de Françoise Sagan aux questions du même sondage.

Dans sa première incarnation, celle d'un phénomène générationnel, la Nouvelle Vague est donc lancée par un vaste mouvement d'expérimentation et de vulgarisation dans les sciences sociales et le journalisme. Les outils méthodologiques et les formes rhétoriques qui en constituent le fondement sont le questionnaire et l'entretien de sondage. De la fin de la Seconde Guerre mondiale aux années soixante, les sondages d'opinion, ainsi que les enquêtes et les études sociologiques les plus variées, deviennent un aspect de plus en plus visible de la reconstruction et du processus de modernisation de la France.

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Dans ce contexte de montée en puissance du sondage d'opinion, le format de l'interview prend une importance nouvelle. L'interview est soudain omniprésente: dans les journaux, à la télévision, à la clinique, au tribunal, au commissariat de police, au laboratoire. La professionnalisation et la visibilité grandissantes de l'interviewer et du sondeur pendant cette période suscitent fascination et suspicion. Ainsi en est-il de Masculin féminin, de Godard (1966), dont le personnage principal, interprété par Jean-Pierre Léaud, conduit des entretiens pour l'IFOP. Le film s'intéresse de manière centrale aux différentes formes que prend l'enquête moderne (interviews journalistiques, études sociologiques, interrogatoires de polices, sondages d'opinion et études de marché). Jean Oulif, responsable des sondages d'opinion à la Radio-Télévision française de 1950-1972, s'y fait l'apôtre de la "modernisation" de son service, y installant des "experts" - socio-psychologues, statisticiens, spécialistes de communication - tout en lorgnant vers l'industrie (américaine) pour s'inspirer de ces modèles de modernisation, et vers l'enseignement supérieur et les sociétés de sondage commerciales pour leurs techniques de recherche. Les universités connaissent elles-mêmes une transformation intellectuelle et administrative et, comme le note Georges Perec, "depuis plusieurs années déjà, les études de motivation avaient fait leur apparition en France [...], de nouvelles agences [de sondage] se créaient chaque mois". Aussi, l'institutionnalisation des études d'opinion dans les organes médiatiques de l'après-guerre s'établit à la faveur d'échanges intensifs entre les sciences sociales universitaires, les études commerciales et les sphères en expansion rapide de la "communication" et de la "modernisation politique". 

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Le travail de Godard (comme celui de Rouch et de Marker) se trouve pris dans ce moment où l'interview, en France, devient une pratique discursive au carrefour des sciences sociales, de l'étude de marché, du sondage politique et de la culture populaire, moment dont il tente de faire la critique. L'enthousiasme de L'Express pour les sondages, qui mêle opportunisme journalistique, prétention scientifique et objectifs politiques, reste emblématique de cette période. Un sempiternel objet d'enquête est "la jeunesse": la jeunesse de l'après-guerre produit et consomme des formes culturelles nouvelles, d'où les nombreuses enquêtes sur la mode, la musique et le cinéma, dans lesquelles sondage et publicité coïncident. Cette jeunesse est traitée comme un acteur politique et un moteur de la modernisation; un phénomène social troublant et fascinant, un problème philosophique; et même une catégorie biologique, qui se caractérise par des rituels d'accouplement particuliers (L'Express examine "les vitrines de la jeunesse"; la contraception et les habitudes sexuelles sont des sujets d'enquête très populaires, les reproductions biologique et sociale étant invariablement liées). Enquêter sur un phénomène si apparemment nouveau semble exiger de nouveaux instruments d'enquête, et le format de l'interview va servir de technique journalistique, d'instruments scientifique, de forme de rhétorique politique, d'outil administratif et, pour Godard, de méthode de tournage et de mise en scène.

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En réponse à un autre questionnaire envoyé par les Cahiers (auquel Godard a également répondu), Italo Calvino identifie le "film-questionnaire" comme emblématique de l'une des tendances les plus intéressantes du cinéma français: "Plus que l'aspect film-roman, je trouve intéressant aujourd'hui tout ce qui va dans la direction du film-essai. Le côté film-questionnaire de Masculin féminin me semble caractéristique de cette direction: pour tout ce que ce film nous fait voir directement, pour ce qu'il représente comme forme de récit, et pour la critique que ce film développe envers les enquêtes sociologiques, dont il emprunte les démarches. C'est le point fondamental: le film-enquête sociologique ou le film-recherche historiographique n'ont de sens que s'ils sont autre chose que des illustrations filmées d'une vérité que la sociologie ou l'historiographie ont déjà établie, s'ils interviennent pour contester de quelque façon ce que la sociologie, l'historiographie disent [...] J'envisage pour le vrai film-essai une attitude non pédagogique, mais d'interrogation". Calvino et les metteurs en scène concernés voient le sondage d'opinion non comme une simple technique, mais comme une nouvelle forme de représentation, moderne et expérimentale. Elle produit des nouvelles formes rhétoriques, graphiques et narratives, auxquelles les expérimentations de cinéastes tels que Godard répondent et empruntent.  

La culture de l'étude d'opinion, sur laquelle Godard concentre sa critique, et dont il participe, est intrinsèque à un projet de l'après-guerre conscient de son rôle dans la modernisation. Il s'agit aussi d'une culture qui revendique son caractère supposément populaire. Ces enquêtes déclinent en effet la notion du "populaire" de plusieurs façons. Tout d'abord, elles naissent d'un désir technocratique d'évaluer l'état contemporain de la nation à travers une détermination statistique de ses "populations". Elles sont "populistes" dans la mesure où elles prétendent donner voix aux intérêts, aux anxiétés, et aux opinions de "Français ordinaires". Enfin, elles sont "populaires" dans le sens où elles sont consommées largement et sans réticence. Qui plus est, en tant que forme de représentation populaire, le sondage d'opinion participe directement de la fébrilité qui entoure les expérimentations nationales en matière de représentation politique, le référendum en particulier (de Gaulle en initiera quatre entre le 28 septembre 1958 et le 28 octobre 1962). Le sondage participe d'une culture de contrôle sur "l'état de la nation", sa "santé", ses appétits, ses aspirations et ses angoisses croissantes: l'américanisation et, bien sûr, l'Algérie.

Michael Uwemedimo, Nouvelle Vague et Questionnaire in Jean-Luc Godard Documents, Éditions du Centre Pompidou, 2006, p.16-19. 

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