mardi 13 septembre 2011

Compton & Kelvin.

Kirby Ferguson, Everything is a Remix, 2011 (via Brain Pickings).

Quand on travaille, on est forcément dans une solitude absolue. On ne peut pas faire école, ni faire partie d'une école. Il n'y a de travail que noir, et clandestin. Seulement c'est une solitude extrêmement peuplée. Non pas peuplée de rêves, de fantasmes ni de projets, mais de rencontres. Une rencontre, c'est peut-être la même chose qu'un devenir ou des noces. C'est du fond de cette solitude qu'on peut faire n'importe quelle rencontre. On rencontre des gens (et parfois sans les connaître ni les avoir jamais vus), mais aussi bien des mouvements, des idées, des événements, des entités. Toutes ces choses ont des noms propres, mais le nom propre ne désigne pas du tout une personne ou un sujet. Il désigne un effet, un zigzag, quelque chose qui passe ou qui se passe entre deux comme sous une différence de potentiel: "effet Compton", "effet Kelvin". Nous disions la même chose pour les devenirs: ce n'est pas un terme qui devient l'autre, mais chacun rencontre l'autre, un seul devenir qui n'est pas commun aux deux, puisqu'ils n'ont rien à voir l'un avec l'autre, mais qui est entre les deux, qui a sa propre direction, un bloc de devenir, une évolution a-parallèle. C'est cela, la double capture, la guêpe ET l'orchidée: même pas quelque chose qui serait dans l'autre, même si ça devait s'échanger, se mélanger, mais quelque chose qui est entre les deux, hors des deux, et qui coule dans une autre direction. Rencontrer, c'est trouver, c'est capturer, c'est voler, mais il n'y a pas de méthode pour trouver, rien qu'une longue préparation. Voler c'est le contraire de plagier, de copier, d'imiter ou de faire comme. La capture est toujours une double-capture, le vol un double-vol, et c'est cela qui fait, non pas quelque chose de mutuel, mais un bloc asymétrique, une évolution a-parallèle, des noces, toujours "hors" et "entre". Alors ce serait ça, un entretien:              

Oui je suis un voleur de pensées
non pas, je vous prie, un preneur d'âmes
j'ai construit et reconstruit
sur ce qui est en attente
car le sable sur les plages
découpe beaucoup de châteaux  
dans ce qui fut ouvert
avant mon temps
un mot, un air, une histoire, une ligne
clefs dans le vent pour me faire fuir l'esprit
et fournir à mes pensées renfermées un courant d'arrière-cour
ce n'est pas mon affaire, m'asseoir et méditer
à perte et contemplation de temps
pour penser des pensées qui ne furent pas du pensé
pour penser des rêves qui ne furent pas rêvés
ou des idées nouvelles pas encore écrites
ou des mots nouveaux qui iraient avec la rime...
et je ne m'en fais pas pour les règles nouvelles
puisqu'elles n'ont pas encore été fabriquées
et je crie ce qui chante dans ma tête
sachant que c'est moi et ceux de mon espèce
qui les ferons, ces nouvelles règles,
et si les gens de demain
ont vraiment besoin de règles aujourd'hui
alors rassemblez-vous tous, procureurs généraux
le monde n'étant qu'un tribunal
oui
mais je connais les accusés mieux que vous
et pendant que vous vous occupez à mener les poursuites
nous nous occupons à siffloter
nous nettoyons la salle d'audience
balayant balayant
écoutant écoutant
clignant de l'oeil entre nous
attention
attention
votre tour ne va pas tarder.

Gilles Deleuze & Claire Parnet, Dialogues, Éditions Flammarion, 1977 (1996), p.13-14.

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