EIDOS, Sarif Industries (Campagne de Marketing Viral du Jeu Deus Ex), 2011. |
Historiquement, la première génération d'ordinateurs s'est imposée d'après une vision raisonnante de la machine selon laquelle l'informatique était capable de résoudre des problèmes traditionnellement insolvables pour le cerveau humain. Son important emploi technoscientifique a, bien entendu, confirmé en partie cette vision. Cependant, ce que les machines réalisent sur le plan technique, elles l'impulsent aussi sur le plan onirique. Au moyen de calcul abyssaux, elles déchargent une intensité de signes dont nous faisons l'expérience in situ. Nous le constatons particulièrement avec Internet, d'abord inventé à des fins de défense militaire puis finalement devenu le réseau décentralisé de la communication mondiale. En développant son concept de médiamorphose, le systématicien Joël de Rosnay évoquait l'expansion des autoroutes électroniques, l'essor du multimédia et la communication informatisée comme autant de signes d'un système technologique en gestation où les microprocesseurs dispensent et reconfigurent le savoir humain. Mais le règne des microprocesseurs n'est pas sans réserve de multiplicité, de complexité et de détournements imprédictibles. Il s'agit à ce sujet de se rendre attentif aux "principes d'auto-organisation, d'auto-sélection et d'émergence". La motricité même des ordinateurs, faire apparaître sur écran un nombre diversiforme de données - texte, image, animation - ouvre la possibilité d'usages sans astreintes informationnelles, c'est-à-dire sans finalité protocolaire. C'est pourquoi vanter une intelligence collective rendue possible par l'usage d'un réseau planétaire n'entrevoit que la partie émergée de l'iceberg. C'est dans la recomposition qu'il permet des formes disjonctives et sensibles de la vie sociale, résiduelles dirait Vilfredo Pareto, que l'Internet est véritablement indiciel de l'esprit du temps.
Avec l'immersion dans les espaces virtuels, nous constatons une perte des fonctions initialement attribuées à l'informatique, à savoir coder et transmettre de l'information. Depuis la version dite 2.0 du web, propager sa vie émotionnelle, narrer ses récits personnels et dévoiler ses désirs en ligne est devenu une banalité. Tout semble se déplacer dans les espaces électroniques, de la contagion des passions à l'émulation des perversités, des échanges d'humeur aux divagations du capital. Par ailleurs, Internet permet en principe de nous faire gagner du temps en fluidifiant notre accès à l'information. Mais qui ne s'est jamais laissé surprendre par ses égarements sur la Toile, quand les dizaines de minutes où nous pensons avoir surfé se révèlent être des heures? Le développement des réseaux sociaux comme Facebook et la tendance à sillonner et actualiser inlassablement les pages de profils n'est qu'une partie du phénomène, qui peut s'exprimer au cours d'autres pratiques comme le soin particulier et obsessionnel que certains consacrent à l'apparence de leur avatar dans les mondes virtuels et ludiques comme Second Life ou World of Warcraft.
La fascination de l'avatar ou la manufacture virtuelle des corps.
Visage d'une expérience ambiguë - surréelle - l'avatar évoque l'union incestueuse du formel et de l'émotionnel, de la rêverie et de la technique, du sensible et de la raison. Rappelons premièrement que le fantasme d'un "corps virtuel" n'est pas nouveau. Le mouvement transhumaniste a déjà revendiqué la possibilité d'une existence désincarnée dans ce que serait un "corps numérique". Ce fantasme a évolué parallèlement à celui de l'utopie cyberspatiale, thème souvent employé dans la littérature de science-fiction, notamment cyberpunk, où l'espace immatériel se profilant derrière l'écran devient une Terre Promise ou à contrario un nouveau territoire de conflits et d'antagonismes. En fait, cet enthousiasme d'une diaspora vers l'inorganique coïncide avec une conception moderne du corps poussée à son extrême, où le rejet de la chair physique conduit au désir assumé de sa dématérialisation par le prisme de l'image technique. Mais étrangement, l'exaltation suscitée par la figure de l'avatar nous montre pourquoi le corps ne peut être évacué. Ce qui s'opère avec la figure du "corps-avatar" plus qu'une désincarnation est une incarnation par effets imaginaires. Une reformulation du corps, de ses attributs, de sa multiplicité, de ses désirs, de ses débordements phantasmatiques. c'est pourquoi pour penser le corps dans une pratique sociale aussi peu "matérielle" que jouer ou naviguer en ligne, il faut d'abord constater son abandon à l'écran, à l'interface de navigation, à une distraction de sa propre masse, à une forme d'activité que l'on qualifie souvent d'improductive mais où, en fait, plusieurs états corporels sont en jeu (atonie, crispation, nervosité, émotion). Paradoxalement, cette disparition du corps est donc une façon de le réaffirmer dans sa primordialité.
Aussi, l'avatar, souvent considéré comme un alter ego numérique, se pose comme extension artificielle du Soi vouée à décupler les sensations intimes du développement et de l'accomplissement. S'il n'est pas fait de chair et d'os, il est pourtant difficile de le regarder comme une simple marionnette sur laquelle l'utilisateur exercerait un contrôle absolu. Dans un environnement virtuel, l'investissement émotionnel de l'utilisateur dans son avatar peut être total, donnant lieu à un sentiment d'attachement parfois très prononcé. La personnification d'un corps aux proportions choisies laisse également entrevoir cet instant où l'individu devient ce qu'il n'est pas. Outre la possibilité d'incarner un corps zoomorphe aux propriétés surnaturelles, les espaces virtuels permettent aux individus de dissimuler leur identité en choisissant d'en simuler une nouvelle. Cela s'illustre par exemple dans le choix d'incarner un personnage du sexe opposé. Cette transfiguration du genre implique de s'adapter et ruser avec le système de représentation qui, dans la vie réelle, appartient à l'autre sexe, pour finalement s'en détacher ou changer à nouveau, ce qui n'est pas sans rappeler cette identité "liquide" et ambivalente dont le sociologue Zygmunt Bauman décrit les spécificités. Ostracisés dans des espaces où les forces créatives se déploient, ces corps virtuels se livrent à des devenirs idéaux, suscitant la rêverie du sujet désormais joueur et expérimentateur des régions périphériques de sa conscience, des différentes catégories de son propre vécu, des limites réputées infranchissables ici livrées à l'ambigüité et l'incertitude d'un corps hybride. Ce présentéisme corporel, où il devient possible de remodeler le corps à l'infini fait écho à ce que Michel Maffesoli appelle la "résurgence de la corporéité", où le sensible préside à la théâtralité sociale et, "dans tous les domaines, diffuse à l'infini les multiples images du corps en spectacle". Car effectivement, l'écran miniaturisé, inséré et dissolu dans notre quotidienneté la plus triviale, en propose un visionage technique permanent. Ce phénomène convoque l'analyse de Merleau-Ponty qui écrivait que le corps "n'est pas seulement mobilisable par les situations réelles qui l'attirent à elles, il peut se détourner du monde, appliquer son activité aux stimuli qui s'inscrivent sur des surfaces sensorielles, se prêter à des expériences, et plus généralement se situer dans le virtuel".
Wilfried Coussieu, Errances Virtuelles in Technomagie - Les Cahiers Européens de l'Imaginaire, CNRS Éditions, Février 2011, p.170-171.
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