D'une façon générale, dans une société comme la nôtre, hétérotopie et hétérochronie s'organisent et s'arrangent d'une façon relativement complexe. Il y a d'abord les hétérotopies du temps qui s'accumule à l'infini, par exemple les musées, les bibliothèques; musées et bibliothèques sont des hétérotopies dans lesquelles le temps ne cesse de s'amonceler et de se jucher au sommet de lui-même, alors qu'au XVIIe, jusqu'à la fin du XVIIe siècle encore, les musées et les bibliothèques étaient l'expression d'un choix individuel. En revanche, l'idée de tout accumuler, l'idée de constituer une sorte d'archive générale, la volonté d'enfermer dans un lieu tous les temps, toutes les époques, toutes les formes, tous les goûts, l'idée de constituer un lieu de tous les temps qui soit lui-même hors du temps, et inaccessible à sa morsure, le projet d'organiser ainsi une sorte d'accumulation perpétuelle et indéfinie du temps dans un lieu qui ne bougerait pas, eh bien, tout cela appartient à notre modernité. Le musée et la bibliothèque sont des hétérotopies qui sont propres à la culture occidentale du XIX siècle.
En face de ces hétérotopies, qui sont liées à l'accumulation du temps, il y a des hétérotopies qui sont liées, au contraire, au temps dans ce qu'il a de plus futile, de plus passager, de plus précaire, et cela sur le mode de la fête. Ce sont des hétérotopies non plus éternitaires, mais absolument chroniques. Telles sont les foires, ces merveilleux emplacements vides au bord des villes, qui se peuplent, une ou deux fois par an, de baraques, d'étalages, d'objets hétéroclites, de lutteurs, de femmes-serpent, de diseuses de bonne aventure. Tout récemment aussi, on a inventé une nouvelle hétérotopie chronique, ce sont les villages de vacances; ces villages polynésiens qui offrent trois petites semaines d'une nudité primitive et éternelle aux habitants des villes; et vous voyez d'ailleurs que, par les deux formes d'hétérotopies, se rejoignent celle de la fête et celle de l'éternité du temps qui s'accumule, les paillotes de Djerba sont en un sens parentes des bibliothèques et des musées, car, en retrouvant la vie polynésienne, on abolit le temps, mais c'est tout aussi bien le temps qui se retrouve, c'est toute l'histoire de l'humanité qui remonte jusqu'à sa source comme dans une sorte de grand savoir immédiat.
Michel Foucault, Des Espaces Autres in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, p.46-49.
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