Walter Benjamin, Anthropologie, s.d. |
La parution en 1966 de Les Mots et les Choses donna lieu à nombre de polémiques, suscitées tant par l'étude proposée par Foucault des sciences humaines que par l'affirmation, mal comprise, de la "mort de l'homme". Certains lecteurs n'y virent là qu'une attaque contre l'humanisme défendu par les existentialistes, alors qu'ils s'agissait en réalité de comprendre comment se constituait à partir du XVIIe siècle, au sein du discours scientifiques, un objet nouveau: "l'homme".
Cette nouvelle époque se structure à partir de l'apport fondamental de la théorie kantienne, qui a montré que la connaissance des choses aboutit à une double constitution corrélative, celle du sujet et celle de l'objet. Lorsque l'homme porte sa connaissance sur le monde, il met en forme un donné brut, sans cesse changeant, en l'enserrant dans des catégories de pensée qui lui assurent une certaine stabilité. Cependant, les concepts qu'il utilise pour organiser la diversité du monde sont les siens, il les produit, et, en découvrant le monde, c'est également lui-même qu'il découvre et met en forme. Dans la Critique de la Raison Pure, Kant montre ainsi que les notions d'"espace" et de "temps", fondamentales dans la connaissance, n'existent pas au sein des choses présentées à l'extérieur mais sont des "formes à priori de la sensibilité", des cadres subjectifs dans lesquels chaque individu reçoit et organise les choses extérieures. L'espace et le temps n'ont pour lui aucune existence objective; ce sont des productions du sujet, incapable de connaître les choses sans les organiser selon l'espace et le temps. Dès lors, une partie du monde réel que nous sommes amenés à connaître est en fait un produit de notre propre connaissance et ce point de vue sur la chose, et non la chose elle-même. Face au monde des choses qu'il étudie, l'homme se trouve, d'une certaine manière, face à lui-même.
L'homme devient l'organisateur du spectacle du monde tout en étant également une figure qui participe à ce spectacle; il est un fait parmi d'autres, un objet pour la science, tout en étant le sujet porteur de la possibilité du savoir. La biologie, la structure linguistique du discours ou les processus historiques de productions sont des savoirs engendrés par l'homme et qui, dans le même temps, le prennent pour objet. Ce qui relève d'une attitude - ou comme le dit Foucault, d'une "disposition" - anthropologique. Mais notre modernité peut-elle encore se satisfaire de cette anthropologisation?
Une question se pose lorsque l'on interroge plus profondément l'objet que se donnent les sciences humaines sous le nom d'"homme": "cette question consiste à se demander si vraiment l'homme existe. On croit que c'est jouer le paradoxe que de supposer, un seul instant, ce que pourraient être le monde et la pensée et la vérité si l'homme n'existait pas. C'est que nous sommes aveuglés par la récente évidence de l'homme, que nous n'avons même plus gardé dans notre souvenir le temps cependant peu reculé ou existaient le monde, son ordre, les êtres humains, mais pas l'homme". Le sens du mot "homme" que nous utilisons aujourd'hui n'est pas celui "d'être humain"; il désigne plus particulièrement l'objet de savoir mis en place par les sciences humaines et se trouve historiquement daté, naissant au XVIIIe siècle pour disparaître à la fin du XIXe, avec la pensée nietzchéenne. En annonçant la mort de Dieu dans son Zarathoustra, Nietzsche annonce dans le même temps le déclin et la disparition progressive de l'homme tel qu'il avait pu être défini depuis le siècle précédent.
Jusqu'alors, la pensée de l'homme était étroitement liée à celle de Dieu, dont il était une image. Au Moyen Âge aussi bien qu'à la Renaissance, la pensée de l'humain était avant tout articulée sur celle de son Créateur. Descartes lui-même, qui cherchait à fonder la science sur le sujet pensant, ne pouvait fonder la certitude et la véracité de son cogito que sur la preuve de l'existence de Dieu. En ce sens, la notion d'"homme" restait secondaire, tributaire de l'idée de ce "Dieu" qui l'avait créé à sa ressemblance, tissant de ce fait un lien étroit entre ces deux concepts. C'est ce que Deleuze résume en expliquant: "Tant que Dieu existe, c'est-à-dire tant que la forme-Dieu fonctionne, l'homme n'existe pas encore. Mais quand la forme-Homme apparaît, elle ne le fait qu'en comprenant déjà la mort de l'homme". L'apparition même du concept d'"homme" contient en lui les germes de sa disparition... Ce constat est un acquis de la pensée structuraliste, qui montre que l'"homme" est pris dans un ensemble de structures complexes, "structures qu'il peut penser ou décrire, mais dont il n'est pas le sujet, ou la conscience souveraine", ce qui rend caduque l'idée qu'il puisse être réellement sujet et objet du savoir. En ce sens, l'homme se trouve dans un réseau de choses qui le dépassent, qu'il peut étudier mais sur lesquelles il ne peut pas réellement agir, ce qui remet en question la capacité de la conscience humaine à être le véritable sujet de son histoire.
Historiquement daté, l'"homme" conçu comme sujet-objet de son savoir se révèle un concept désormais obsolète. La place est libre pour une pensée différente et nouvelle: "De nos jours, on ne peut plus penser que dans le vide de l'homme disparu. Car ce vide ne creuse pas un manque; il ne prescrit pas une lacune à combler. Il n'est rien de plus, rien de moins, que le dépli d'un espace où il est enfin à nouveau possible de penser".
Didier Ottaviani & Isabelle Boinot, La Mort de l'Homme in L'Humanisme de Michel Foucault, Éditions Ollendorff & Desseins, collection Le Sens Figuré, 2008, p.59-62.
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