mercredi 7 septembre 2011

Réduction & Abstraction.

Bruno Murani, Machine de Murani, s.d.

Un homme qui cherche la vérité se fait savant; un homme qui veut laisser sa subjectivité s'épanouir devient peut-être écrivain. Mais que doit faire un homme qui cherche quelque chose situé entre les deux?

Robert Musil, L'Homme sans Qualités

Le titre de ce petit livre mérite quelques mots d'explication. Pour commencer, il s'agit d'un essai d'histoire littéraire: il s'attache à la littérature, ce vieux territoire depuis longtemps abandonné par le new historicism et les cultural studies. Mais à l'intérieur de ce vieux territoire, un nouvel objet d'étude: à la place des oeuvres singulières, concrètes, un trio de construction artificielles - graphes, cartes et arbres - dans lesquelles la réalité du texte subit un processus de réduction et d'abstraction délibéré. "Lecture de loin" (distant reading), ainsi ai-je nommé ce type d'approche il y a quelques années - où la distance n'est pas un obstacle, mais une forme spécifique de connaissance: un nombre plus réduit d'éléments, d'où un sens plus aigu de leur interconnexion globale. Organisations, relations. Formes. Modèles.

Des textes aux modèles, donc; et des modèles tirés de disciplines avec lesquelles les études littéraires ont toujours eu peu ou pas du tout de relations: les graphes de l'histoire quantitative, les cartes de la géographie et les arbres de la théorie de l'évolution.

(...)

En définitive, ces trois modèles sont bien, comme le laisse entendre le sous-titre, des modèles abstraits. Mais d'un autre côté, leurs conséquences sont extrêmement concrètes: graphes, cartes et arbres placent le champ littéraire, littéralement, sous nos yeux - et nous montrent à quel point nous en savons encore si peu sur lui. C'est une double leçon, d'humilité et d'enthousiasme: humilité au vu de ce que l'histoire littéraire a accompli jusque-là (pas assez), et enthousiasme à l'égard de ce qui reste à faire (beaucoup). Ici, la méthodologie du livre révèle son ambition pragmatique: pour moi, l'abstraction n'est pas une fin en soi, mais une manière d'élargir le domaine de l'historien de la littérature et d'enrichir sa problématique interne.

Franco Moretti, traduit de l'anglais par Étienne Dobenesque, Graphes, Cartes et Arbres, Modèles Abstraits pour une Autre Histoire de la Littérature, Éditions Les Prairies Ordinaires, collection Penser/Croiser, 2005 (2008), p.33-34.

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