dimanche 4 septembre 2011

Des Ondes.

Georges FranjuJudex, 1963. 


Curieuse éruption de l'ère du temps, le concept nébuleux d'hantologie englobe une somme d'oeuvres et de démarches artistiques parmi les plus passionnantes et insondables de ces dernières années. Parcours express et u(chronologique), histoire de voir un peu plus claire entre les trous de ver.

Kesako "hantologie"? Néologisme emprunté au philosophe Jacques Derrida, ce cousin homophonique de l'ontologie fait son apparition en 1993 dans l'ouvrage Spectres de Marx et recouvre un vaste champ théorique plus small encore que l'ontologie elle-même, hanté de spectres qui ne cessent de revenir "disloquer le temps" et qui serait la logique de notre époque désincarnée. Plus prosaïquement, "hantologie" est une expression en vogue dans la galaxie des bloggers férus de théorie musicale, assimilé depuis peu à un terme générique qui n'a plus grand chose à voir avec son aîné philosophique. Il a suffi de quelques journalistes britanniques influents (Simon Reynolds, Mark Fischer, Ken Hollings) pour transposer le mot-sésame dans un tout autre contexte, servant désormais à identifier l'une des lignes de fuite les plus intrigantes de notre zeitgeist audiovisuel. De fait, le terme "hantologie" est un spectre en soi: il ne désigne aucun genre musical défini, il n'est revendiqué par aucun artiste et sa trace chimérique peut être pistée à travers un nombre incalculable de disciplines et de territoires.

Présence(s) du futur

Quelques indices signalent seulement sa présence cryptique: géographiquement, "l'Old Weird England", fièrement autarcique, plutôt que l'Old Weird America capturé par Harry Smith dans son Anthology of American Fold Music, mais aussi quelque galaxie éloignée ou tout autre Ailleurs impénétrable et occulte; esthétiquement, une affection presque fétichiste pour les inquiétantes "auras" sonores (distance et craquements, ondulations et grincements), mais aussi pour la littérature fantastique de l'époque victorienne (Lovecraft, Arthur Machen, Algernon Blackwood, CS Lewis, Mervyn Peake) et pour l'âge d'or des films d'horreur et de science-fiction; thématiquement une fascination pour la boîte de Pandore ésotérique (ufologie, hypnose, spiritisme, satanisme, sorcellerie, sociétés secrètes, magie noire, guerre froide, radioactivité, EVP, LSD...) et ses résidus psychiques; enfin, un amour fou pour la magie des synthétiseurs archaïques (Ondes Martenot, Theremin, Electronium, Trautonium, Moog, EMS...) et les sédiments technologiques (noir et blanc granuleux, technicolor virant sépia, VHS crapoteuses) qui ont modelé de manière irréversible l'imaginaire de nos enfances. Plus généralement encore, c'est toute une nostalgie du futur, ou plutôt de cette époque où le futur s'incarnait encore dans les arts et les esprits, qui hante des oeuvres mi-extralucides, mi-assoupies, où la quiétude champêtre d'un cottage anglais côtoie l'épiphanie surnaturelle, l'humour noir et la poésie onirique. Comme l'explique le blogger américain Richard Crary (yolacrary.blogspot.com): "C'est un sentiment de déconnexion temporelle qui est au coeur de l'hantologie. Cela n'a rien à voir avec un retour du passé, mais avec le fait que son origine est en elle-même spectrale. Nous vivons dans un temps où le passé fait office de présent, et le présent est saturé de passé. L'hantologie apparaît comme une alternative cruciale - culturellement autant que politiquement - à une vision linéaire de l'Histoire et au revival permanent du postmodernisme". Ni resucée ni pastiche, mais juxtaposition baroque de références empruntées aussi bien à la fin du XIXe siècle qu'à l'aube des années 1980, et dont le fil d'Ariane n'est autre que le spectre électro-magnétique, omniprésent dans les grandes découvertes du siècle dernier et bouc-émissaire de nos angoisses contemporaines. Pas question de nostalgie à proprement parler, donc, mais un indice sur une conception renouvelée de l'espace-temps culturel, parsemé de trous de vers, d'interférences et de tunnels cosmiques qui reconstituent le puzzle disjoint de notre inconscient collectif. Une mémoire du futur aussi, que les officines de la culture se sont empressé de reléguer aux oubliettes, plusieurs décennies avant que Youtube ne les rende accessible en l'espace d'un clic. Clairvoyance accrue et réactivation de l'imaginaire sont les objectifs avoués de ces hantologistes, pourvoyeurs d'une nouvelle chair (de poule) sonore.

Julien Bécourt & Olivier Lamm, Hantologie, La Vie Rêvée des Ondes in Chronic'Art, n°61, décembre 2009-janvier 2010, p.66-69.

Voir également ici.

[Extrait sonore: Guy Debord, Les Environs de Fresnes in Enregistrements Magnétiques, Gallimard, collection NRF, 1952-1953 (2010).]

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