jeudi 15 septembre 2011

Courts-Circuits.

Emma McNally, C5, 2008 (via Visual Complexity).

Le Zibaldone n'appelle pas une lecture simplement linéaire. Chaque pensée ou notation se lie à nombre d'autres, dispersées dans un manuscrit qui est un réseau serré de connexions et de rapports. De nombreux renvois émaillent le texte. La relecture d'une page écrite quelques jours, quelques semaines ou quelques années plus tôt, relance la réflexion et un nouveau texte prend forme, des dizaines ou des centaines de pages plus loin. Leopardi renvoie alors à la page qui est à l'origine de cette addition, et ces renvois ouvrent dans la succession des notes des chemins de traverse, des raccourcis, on serait tenté de dire des courts-circuits. Par exemple, une observation de la page 1945 sur la prononciation du latin s'ouvre par un renvoi à la page 1660, où il avait été question de la différence entre l'écriture et la prononciation, et se clôt par un autre, à la page 1667, sur l'imperfection de l'orthographe française; cette page renvoie à son tour à un long développement, page 1946, sur le caractère de la langue italienne ; par ailleurs, la note de la page 1660 sur l'écriture et la prononciation, s'ouvre par un renvoi à la page 1284, au milieu d'un essai de vingt-cinq pages sur l'origine des langues, et se clôt par un double renvoi aux pages 1945, sur la prononciation du latin, et 2458, sur l'orthographe italienne; cette dernière page s'ouvre enfin par un renvoi "au milieu de la page 1660" et comporte, dans le cours de son texte, un double renvoi aux pages 2466, sur l'ignorance de l'orthographe latine, et 2464, sur la réforme de l'orthographe espagnole. Cet exemple simple, sur des questions bien circonscrites de philologie, permet de saisir un mécanisme et d'imaginer l'extraordinaire complexité des renvois sur des questions sans contours nets, de morale, d'histoire, d'esthétique, de littérature ou de philosophie. Leopardi sait qu'il ne peut tout dire à la fois, mais il entend bien que dans le cours d'un développement, tous ses autres aspects et des questions corollaires ou complémentaires soient rappelés. Dans la masse de l'œuvre d'innombrables parcours obliques se superposent ainsi à la succession des fragments. Enfin, à ces renvois à telle ou telle page particulière s'en ajoutent d'autres, que Leopardi signale seulement par quelques formules qui font la base continue de son texte - "comme je l'ai déjà signalé...", "comme je l'ai dit ailleurs...", "comme je l'ai montré...", "comme je vais l'expliquer peu après..." - et qui invitent le lecteur à chercher ailleurs un écho à ce qu'il est en train de lire. Le Zibaldone est un labyrinthe: chaque page est un carrefour, un nœud, un foyer où tout converge. Tout s'y fait centre, point de départ et point d'arrivée.

Là se joue sa portée philosophique. Dans une entrée du 29 juin 1821 à propos de l'utilité qu'il y a à chercher les preuves de ce qu'on connaît déjà, Leopardi définit ce qu'il appelle "le but suprême de la philosophie":

Il est souvent très utile de chercher à prouver une vérité déjà certaine, reconnue, et qui ne fait l'objet d'aucune controverse. Une vérité isolée, comme je l'ai dit ailleurs, a peu d'utilité, surtout pour le philosophe et le progrès de l'intellect. Si, en recherchant la preuve, on en connaît les rapports et les ramifications (but ultime de la philosophie), on découvre bien souvent beaucoup de vérités analogues, inconnues ou peu connues, ou certains de leurs rapports inconnus, etc.; finalement, on remonte bien souvent du connu à l'inconnu, ou du certain à l'incertain, ou du clair à l'obscur, ce qui est le procédé du vrai philosophe dans la recherche de la vérité.

Déployer les rapports et les ramifications d'une idée, suivre leurs arborescences, c'est construire une machine à penser. Leopardi ne sait pas où le conduira le mouvement de ses phrases, sinon justement qu'il le conduira où il ne sait pas. Ce mouvement, il le décrit comme une remontée du connu, du certain et du clair à l'inconnu, à l'incertain et à l'obscur, qui évoque l'ascension de l'âme vers les formes éternelles chez Platon. Leopardi ne se met pas en route vers le savoir absolu ni vers la contemplation des essences. Il parcourt ou traverse aussi vivement qu'il le peut le domaine du savoir pour se porter à ses limites, au-delà desquelles l'esprit se perd, dans un mouvement qui rappelle la volupté du naufrage dans l'immensité au dernier vers de "L'infini". Le "procédé du vrai philosophe" ne vise pas à gagner des certitudes, ni à s'arrêter à des réponses, mais à découvrir de nouvelles questions, des perplexités, une ignorance qui se sait telle. Dans des phrases rapides, rapidement enchaînées par des cascades de "et", "ou", "etc.", Leopardi dépense le savoir dont il dispose, comme pour s'en défaire. Ce savoir est considérable. Le Zibaldone fut, pour l'essentiel, écrit dans la bibliothèque rassemblée par son père, le comte Monaldo, à Recanati, particulièrement fournie en textes de l'Antiquité tardive, à la fois très riche et lacunaire. Mais Leopardi s'est fait connaître rapidement par des publications erudites, il entretient une correspondance avec de nombreux intellectuels - Pietro Giordani reconnaît aussitôt son génie -, il lit les grandes revues de son temps, la Biblioteca italiana et le Spettatore de Milan, si bien que son horizon intellectuel s'élargit bien au-delà de la bibliothèque paternelle. C'est à toute la culture littéraire et philosophique de son temps qu'il se mesure et il en entreprend la critique.

Robert Melançon, Une Machine à Penser: Notes sur le Zibaldone in Contre-Jour: Cahiers Littéraires, n°12, 2007, p.110-112.

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