Jared Tarbell, Substrate, 2005 (via Complexification). |
Psychopathologie de la surcharge d'informations.
La surcharge d'informations met en perspective l'enjeu des nouveaux médias, c'est-à-dire leur omniprésence dans notre vie quotidienne. Dispositifs techniques et espaces numériques établissent aujourd'hui le portrait d'une société qui a intégré le tout communicationnel comme générateur des comportements sociaux, économiques et civiques. Pour comprendre ce phénomène, l'axe développé par Franco Berardi dans ses différents ouvrages nous permet de questionner la saturation et le versant pathogène de l'information et, éventuellement, comment y faire face.
Vivre est si stupéfiant qu'il ne reste que très peu de temps pour le reste.
Le trop plein d'informations nous concerne depuis un bon moment. Marshall McLuhan et Herbert Simon en débattaient déjà dans les années 60. Si les causes de la perte d'attention ont glissé de la prolifération des chaînes et des titres à des questions de capacités de stockage, les symptômes sont restés les mêmes: ne plus sauvegarder, abandonner le processus à des flux entrants, jusqu'à ce que le système s'écroule. Ce n'est qu'au cours des années 2000 que des milliards d'êtres humains se sont retrouvés confrontés à l'explosion des données, devant à tout moment naviguer et effectuer leurs recherches sur des écrans de portable de plus en plus minuscules. Lire des centaines d'e-mails, y répondre tous les jours, tout ceci ne peut plus être appréhendé selon le paradoxe d'un choix qui se résumerait à "qui peut le plus peut le moins". ici, il n'est aucunement question d'une "tyrannie des petites décisions"; simplement de travail.
La surcharge informationnelle, comme sujet à la mode, est un sentiment partagé par l'ensemble des classes moyennes stagnantes. Alors que la communication et les médias sont une opportunité - et une nécessité - pour les laissés-pour-compte de la globalisation, ils représentent plutôt un casse-tête pour des segments plus influents sur le plan social. Mais puisque ce désarroi ne peut plus s'exprimer en termes politiques, il se présente comme une condition médicale. Aussi le consommateur, devenu patient, a-t-il besoin de compenser sa surcharge sensorielle par un temps qualitatif offline. En outre, la transition accélérée vers une société de la connaissance, opérée à travers des réseaux ouverts, relève également d'une problématique générationnelle. Face à des synapses fraîches et des cerveaux vacants capables d'ingurgiter des gigabits de flux d'informations, les costumes gris au pouvoir finiront par jeter l'éponge. D'autant qu'à cause de leur relative incapacité à gérer plusieurs choses à la fois, les mâles semblent davantage enclins à souffrir du trop-plein d'informations que les femmes. Du coup, ces apprentis "as de la technologie" négligent leur régime et croulent sous les données, flippant lorsqu'on leur vole leur Blackberry, lorsque leur ordinateur portable ou leur boîte mail plante, ou qu'on ne répond pas à leurs invitations numériques.
Dans Psychopathologie de la Vie Quotidienne (1901), Freud analysait les oublis de noms, les lapsus, et autres défaillances du cerveau. Contrariés, nous nous demandons quelle peut bien être l'origine de telles erreurs. Le sens nous joue des tours. Dans notre ère de l'information, la frustration est comparable à celle éprouvée un siècle plus tôt, en ce que nous nous blâmons pour des fautes dont la nature nous reste incertaine. Est-ce l'éducation, les structures socio-économiques, ou bien les limites humaines, avec lesquelles nous n'avons pas encore réussi à faire la paix? En revanche, la différence entre les deux époques réside dans le fait que notre attention se porte désormais, non plus sur les capacités de la mémoire humaine, mais sur l'architecture des systèmes d'information. Un siècle après Freud, l'angoissant problème n'est plus tant d'oublier que de trouver. Nous ne nous reprochons plus d'oublier des noms d'amis ou de membres de la famille. À la place, nous voilà agacés dès que nous échouons à retrouver un dossier, un fichier, ou les termes adéquats d'une requête.
Psychopathie du cyber-temps.
Fin avril 2010, je me suis rendu à Bologne, à la rencontre du théoricien des médias italiens Franco "Bifo" Berardi, ancien membre du mouvement post-opéraiste (avec Antonio Negri, Paolo Virno et consorts), fondateur de la radio pirate Radio Alice, associés aux tactiques médiatiques du mouvement Télé-rue, et éditeur du forum web Recombinant. Berardi, qui enseigne dans une école d'art de Milan et vient d'avoir 60 ans, pose un regard remarquablement affûté sur la précarité contemporaine des conditions de travail, en termes de surcharge, de contrats de courte durée, d'anti-dépresseurs, de Blackberries et de cartes de crédits - ou de dettes. Notons que le travail de Berardi est enfin disponible en anglais (pour l'heure, aucune traduction en allemand n'en a encore été faite). Dans The Soul at Work (L'Âme au Travail, 2009), il décrit le passage, au cours des trente ou quarante dernières années, de l'aliénation à l'autonomie, de la répression à l'hyperexpressivité, des espoirs et désirs du schizo-activisme jusqu'à la subjectivité diffuse, pour ne pas dire dépressive, du citoyen du Web 2.0.
Dans un recueil d'essais récents, intitulé Precarious Rhapsody (Rhapsodie Précaire, 2009), Franco Berardi écrit: "Tandis que le cyber-espace est théoriquement infini, le cyber-temps ne l'est absolument pas. J'appelle cyber-temps la possibilité pour un organisme conscient de traiter véritablement une information (du cyber-espace)". Dans l'économie du net, avance-t-il, la flexibilité a évolué vers une forme de fractalisation du travail, où le travailleur est simplement rémunéré pour des services occasionnels, temporaires. Nous ne sommes que trop conscients de cette fragmentation du temps de l'activité. Comme Berardi le constate: "La psychopathie d'aujourd'hui se révèle plus clairement comme une épidémie sociale, et plus précisément, comme une épidémie socio-communicationnelle. Si vous voulez survivre, vous devez être compétitifs, et si vous voulez être compétitifs, vous devez rester connectés, recevoir et traiter en continu une immense et croissante quantité de données. Avec pour résultat une attention constamment soumise au stress, et une réduction du temps disponible pour la sphère affective".
Afin de synchroniser leurs corps avec cette temporalité, les travailleurs ont recours à diverses drogues, Prozac, Viagra, cocaïne ou Ritalin. En appliquant cette analyse à l'Internet, nous observons ces deux tendances - expansion des capacités de stockage et compression de la temporalité - qui rendent le travail en ligne si stressant. C'est là "l'origine du chaos contemporain". Le chaos apparaît lorsque le monde tourne trop vite pour nos neurones.
Selon Berardi, nous devons tourner notre attention vers les natifs numériques (digital natives) si nous voulons vraiment comprendre cette surcharge d'informations. La question de savoir si les plus anciennes générations souffrent de la saturation d'infos ne doit pas déterminer cette analyse. Berardi:
"Ne vous demandez pas si vous pouvez suivre ou non. Il ne s'agit pas d'adaptation ou de choix. Le dieu grec de la chasse et de la musique primitive, Pan, symbole de plénitude et d'abondance, n'a jamais été stigmatisé comme un problème. L'humanité a toujours été impressionnée par le scintillement de milliards d'étoiles dans le ciel nocturne - sans pour autant paniquer devant leur multitude".
Pour Berardi, nous devons imaginer comment les humains grandissent au sein de l'info-sphère. L'anticonformiste Berardi remet en question l'accent couramment mis, dans les arts contemporains et autres cercles branchés, sur la notion de "devenir", concept central dans le travail de ces maîtres, Gilles Deleuze et Félix Guattari, avec lesquels Berardi collabora et sur lesquels il écrivit. Car nous ne sommes plus dans un "devenir" digital, mais e, plein milieu d'un paradigme de réseau. À l'époque, le désir se trouvait toujours du bon côté. Ce n'est désormais plus nécessairement le cas. Ainsi, Berardi recommande Capitalist Realism (Réalisme Capitaliste, 2009) de Mark Fisher, qui décrit ce qui se passe lorsque le postmodernisme devient état de nature. Les jeunes éprouvent alors qu'il n'y a plus rien à faire, et sentent que la société se décompose inéluctablement. Fisher nomme cette attitude impuissance réflexive (reflective impotence). Ayant suivi un parcours psychanalytique, Berardi établit un parallèle entre cette condition et la mutation, selon Freud, des liens affectifs de l'enfant à la mère, ou à la voix du père, vers le monde machinique comme première source d'acquisition du langage.
Berardi affirme que nous ne vivons plus uniquement sans une "économie de l'attention", à savoir un concept fondé sur l'idée de choix - comme si un choix pouvait s'exprimer à travers Facebook, Twitter ou le fait d'avoir son téléphone portable allumé en permanence... Certes, les générations sortantes, libérales comme conservatrices, valorisent cette idée de choix. Mais pour la Génération-X post-babyboom, élevée dans le pragmatisme capitaliste, ce n'est tout simplement pas le cas. Berardi explique ainsi: "La technologie n'est pas le problème: nous pouvons nous y faire. C'est la combinaison du stress informatif et de la compétition qui est fatale. L'idée de devoir sortir gagnant, de finir premier. Le véritable facteur pathogène est la pression néo-libérale qui rend les conditions de travail en ligne si invivables - et non l'abondance d'informations en elle-même".
Geert Lovink, Psychopathologie de la Surcharge d'Informations in Technomagie - Les Cahiers Européens de l'Imaginaire, CNRS Éditions, Février 2011, p.137-138.
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