lundi 19 septembre 2011

Surcharge Informationnelle E02.

Safia Kessas, Tout Ça Ne Nous Rendra Pas le Congo - Quecoeur et les Garçons, 2009. 

Saturation et souveraineté de l'information.

Devons-nous alors revendiquer une souveraineté de l'information? À Tokyo, le sorcier du net David d'Heilly a décrit ce besoin comme la voie vers une "autonomie de l'information personnelle", c'est-à-dire la possibilité pour chacun de définir son propre nuage de données. Comme pour sortir de toute addiction, ou de n'importe quel conditionnement, il faudra avoir assez de courage pour éteindre son iPhone: cela requiert de l'entraînement, de la retenue et de l'éducation, comme tous les aspects de la vie. Sérieusement, nous avons besoin de repenser une sorte "d'enseignement des médias", et pas seulement en termes d'éthique, ou de "sagesse" journalistique (comme ce fut le cas aux Pays-Bas). Un des aspects majeurs de cet enseignement résiderait alors dans la capacité à s'éloigner des écrans. Car on ne maîtrise pas seulement un outil en sachant comment s'en servir, mais aussi en sachant quand on peut s'en passer. Cet entraînement devra donc considérer dans quelle mesure les e-mails, Twitter et les sms sont essentiels ou non, ou si une tâche peut être remise à plus tard, et s'interroger sur ce que sont le loisir ou la distraction pure et simple.

Mais prescrire un tel régime ne suffira pas à lutter contre la saturation de l'information. Une anatomie de l'information en accéléré aura à en déconstruire le mouvement, comme on le fait pour un film qu'on rembobine au ralenti, afin d'en extraire les quelques micro-secondes essentielles où la panique se manifeste. Par exemple, pour des classes moyennes sans scrupules, une solution pourrait être d'externaliser le traitement de ses informations à des assistants en Chine. Les gamers achètent bien les mises à jour de leurs avatars avec des devises de jeux vidéo (goldfarming); payer quelqu'un pour qu'il efface chaque matin les spams de votre boîte mail, voilà qui irait plus ou moins dans la même direction. Surtout, si nous cherchons à conquérir la souveraineté de l'information, il est d'une grande importance stratégique de réclamer du temps. En parallèle au Commerce Équitable, nous pourrions alors voir émerger un mouvement pour le Temps Équitable. Avant tout, il faut nous opposer aux calculs d'un "Internet en temps réel", mis en place par Google ou Twitter, et étirer la temporalité de nos séances de travail. Pensez donc aux Zones Autonomes Temporaires (TAZ: Temporary Autonomous Zone) de Hakim Bey. Auparavant, l'objectif des TAZ était de créer des lieux, des espaces (comme des fêtes ou des squats). Les TAZ contemporaines devront quant à elles mettre l'accent sur leur élément premier: leur nature temporelle. Et célébrer Chronos à travers un art de la longue durée.

Après le slow-food, la slow-communication? Seulement, il ne devra plus s'agir d'un mouvement réformiste, d'un style obsédé par sa propre image positive. Il ne suffira pas de réparer quelques "erreurs de filtre" (Clay Shirky). Car le temps vise au coeur même de l'exploitation capitaliste. Le sabotage de l'emploi du temps managérial n'a absolument rien d'un geste innocent. Néanmoins, Franco Berardi émet certains doutes quant à ce scénario de perturbation classiquement prolétaire. De même, réintroduire une temporalité de l'intervalle et de la pensée réflexive, comme le préconise Paul Virilio, ne prend pas en compte ce versant politique. Ce qui nous manque, c'est l'engagement en profondeur, au sein des conditions concrètes du travail dominé par le néo-libéralisme: l'internalisation de la compétition, la revendication d'un zèle acharné, et le rôle des drogues et des médicaments pour lutter contre les défaillances structurelles du système, telles que la panique et la dépression. À l'instar de Mark Fisher, Berardi en appelle à une anatomie du malaise qu'il nomme semio-capitalisme, avant de pouvoir à nouveau rêver d'une révolte de la subjectivité ou d'une libération de l'imagination collective.

Vers le slow media?

De retour aux Pays-Bas, je pris le train pour Delft, afin de rencontrer Wim Nijenhuis, théoricien de l'architecture et spécialiste de Paul Virilio. Pensait-il que nous pourrions maintenir la tendance au temps réel tout en étirant à nouveau la temporalité vers un espace de réflexion ouvert? Pour Virilio, la vitesse absolue tend à l'inertie: plus nous sommes exposés à une communication à la vitesse de la lumière, plus nous avons à souffrir d'un syndrome d'impotence. Selon Virilio, le temps réel est une zone dans laquelle on doit savoir si l'on va de l'avant ou non. Face à cela, Wim Nijenhuis affirme que nous devrions analyser les effets psychiques et corporels de la surcharge informative - panique, stress, épuisement ou traumatisme - comme relevant de ce qu'il appelle une "stratégie de l'anticipation négative". Les employés sous pression, éprouvant la peur de tomber en morceaux, sont ainsi amenés à une situation d'immobilisme total, où les plus vulnérables se voient étiquetés "personnalités fragiles". Le principal souci de la société néo-libérale est l'impuissance. C'est vers cela que nous devons tourner nos regards si nous envisageons de faire "ce qui doit être fait" contre le trop plein d'informations. En s'appuyant sur le dernier ouvrage de Peter Sloterdijk, Thou Shalt Change Your Life (Changer Ta Vie Tu Devras), Wim Nijenhuis préconise l'ascèse et le retrait comme stratégies artistiques, ou plutôt comme exercices spirituels, rappelant que "nous avons beaucoup à apprendre de l'indifférence de Schopenhauer à l'égard du temps".

Pour beaucoup, une étape concrète serait de se désinscrire des réseaux sociaux à la Facebook ou Twitter, afin de reprendre en main l'économie de leur temps libre. Comme des dizaines de milliers d'utilisateurs, j'ai ainsi participé à la journée d'action Quit Facebook, le 31 mai 2010 - qui n'était ni la première ni la dernière initiative du genre. Ce n'est pas vraiment pour des questions de confidentialité que j'ai décidé d'effacer mon compte Facebook: ma principale motivation était que ce mouvement d'"exode" remettait en question le rôle centralisateur des services internet proposés gratuitement en échange de nos données, profils, goûts musicaux, comportements sociaux et opinions. La question n'était donc pas tant d'avoir quelque chose à cacher. J'espère bien que nous avons tous quelque chose à cacher. Ce que nous avons besoin de défendre est plutôt le strict principe d'un réseau décentralisé, ouvert, qui se trouve mis à mal par des corporations comme Google ou Facebook, ou par des autorités nationales cherchant à établir leur mainmise sur l'ensemble de nos communications et des infrastructures de données.

Or, il y a une conscience de plus en plus vive que nous devons désormais prendre en main l'architecture des réseaux sociaux. Cette tendance émergea il y a déjà un petit moment, avec Ning - qui n'en reste pas moins une vitrine centralisatrice initiée par Marc Andreessen de Netscape. Aujourd'hui, nous voyons la communauté FLOSS proposer des initiatives comme Diaspora, Crabgrass ou GNU Social (qui, en juillet 2010, n'en étaient qu'à leurs versions beta). Nous avons de multiples raisons politiques de soutenir de telles initiatives. Sans vouloir surestimer le rôle de la CIA, chacun sait que les activistes doivent rester très prudents à l'égard de Facebook. Il fut un temps où il était possible d'y faire circuler des informations sur telle ou telle manifestation, mais Facebook est devenu trop dangereux pour la coordination discrète d'actions de désobéissance civile. Nous ne pouvons nous satisfaire de mettre en garde les plus jeunes sur les risques de mettre en ligne des photos de soirées compromettantes, et devons tourner notre attention vers des formes d'expression politique susceptibles de se traduire efficacement dans le monde contemporain. Alors renforçons ensemble l'auto-détermination de nos relations, en nous opposant aux autorités centralisatrices de données et en militant pour la sauvegarde d'un Web décentralisé.

Nous ne devons pas nous portraiturer en victimes des politiques de la vitesse. Nous ne sommes pas esclaves de l'économie de la disponibilité. Mais l'idée n'est pas simplement de ralentir ou de faire une pause. Howard Rheingold a crée un néologisme pour cela: Infotention consciente (conscious infotention). Ce qui est en jeu est la reprise en main de nos affaires, et la transformation de ce qui passe pour un échec personnel en une problématique publique. Nous devons savoir ce que signifie la dépendance aux médias en temps réel, qui proposent une multiplicité de voix mais annihilent le temps de la réflexion nécessaire devant le flux constant de dépêches. Ainsi, le manifeste Slow Media affirme: "Ralentir les médias n'a rien à voir avec la consommation rapide, mais consiste à sélectionner les informations avec vigilance et en tirer l'essentiel". Un autre aspect de ce manifeste que j'aimerais mettre en avant est la notion de tâche unique (monotasking), qui insiste sur la qualité des échanges. Comme l'écrivait Ned Rossiter dans une correspondance mail, le slow media importe dans la mesure où il oppose une fin de non-recevoir radicale à la mono-temporalité du temps réel. Puisque vivre dans une société médiatique à la temporalité homogène ne peut jamais que renvoyer l'image d'un électro-encéphalogramme plat.

Geert Lovink, Psychopathologie de la Surcharge d'Informations in Technomagie - Les Cahiers Européens de l'Imaginaire, CNRS Éditions, Février 2011, p.138-141.

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