jeudi 22 septembre 2011

Corps Hybride E02.

EIDOS, Sarif Industries (Campagne de Marketing Viral du Jeu Deus Ex), 2011. 

L'errance virtuelle découle de cette prodigieuse exhibition de l'image. Le cyberespace, dans son sens large, ne se présente pas comme une doublure de la vie sociale, ni comme une usine de signes proliférant à domicile. Il s'agirait plus d'un pli, d'un non-lieu où l'existence sociale, pliée et repliée, s'expérimente inlassablement à partir de ses propres courbures. L'avatar n'est donc pas un double, mais bien plutôt un prolongement "chiffoné" de l'identité, jouant de sa réalité et de sa fiction. Par ailleurs, en tant que rallongement ou extrémité symbolique du corps propre, la figure de l'avatar fait écho à ce que Marhall McLuhan désignait - en se référant à William Blake - comme le vécu d'une "organicité mythique" désormais envisageable grâce à l'électricité, technique de l'instantané conférant "la dimension du mythe à l'activité industrielle et la vie sociale ordinaire". En générant en même temps une identité et une contre-identité, l'avatar nous rappelle enfin à l'importance catalysatrice du masque. En fréquentant quotidiennement un monde virtuel et ses habitués, tel est le cas lorsque l'on appartient à une guilde de joueurs en ligne, les particularités de chaque avatar deviennent familières, on se reconnaît par la couleur ou la bannière, et l'on finit par prendre le masque d'autrui pour un véritable visage. Gaston Bachelard décrit très justement le masque comme "la synthèse naïve de deux contraires proches: la simulation et la dissimulation". Le masque s'impose dans toutes les sociétés, des plus traditionnelles aux plus modernes, non pas seulement comme objet magique mais aussi comme technique de possession qui transforme l'homme et l'enveloppe de caractéristiques tantôt sacrées, tantôt sensibles. Apprêtés d'une qualité virtuelle, les masques "permettent de mesurer en quelque sorte la sincérité de la dissimulation, le naturel de l'artificiel". Le masque s'adapte au sujet parce qu'il est la virtualité du sujet. Le masque favorise l'errance parce qu'il n'est jamais pétrifié, sa forme sociale s'exprime dans le visage sans cesse regardé, jugé et façonné, prenant place dans une zone de médiation où l'altérité est incessante. En d'autres termes, l'avatar comme masque et travestissement du corps nous indique la spécificité inchoactive de l'être social, fuyante, inachevée et toujours en train de se faire sous le regard de l'autre. Sa volonté de dissimulation et d'illusion remémore au corps individuel, comme au corps social, sa fantaisie, c'est-à-dire sa dynamique imaginaire. En dernier ressort, la condition utopique du corps théorisée par Michel Foucault s'exprime peut-être pleinement dans le cas de l'avatar, qui est transfiguration et disparition à la fois, soulèvement de la "triste topologie" corporelle vers une existence inorganique, détournement plus ou moins avoué du dépérissement, d'une lourdeur et d'une inertie promises à la mort.

L'esthétique souterraine des réseaux.

En définitive, l'errance virtuelle n'est pas le fait d'une perte de repères mais d'une relation affective et intersensorielle avec la machine. Le vagabondage sur Internet et les errements dans les mondes virtuels contribueraient à vivre une atmosphère sociale, au sens employé par Patrick Tacussel, "c'est-à-dire une réalité imaginaire qui ne se réduit ni à l'inconscient individuel ni à l'ambiance". Cette réalité se situerait dans l'interaction des deux, en un point cardinal mais néanmoins mouvant, où le sujet vit un voyage immobile, "en intensités" (Gilles Deleuze), où le jaillissement des événements à venir n'a plus cours, où le temps est diffracté, ne laissant place qu'à une temporalité inquantifiable, une durée vécue au sens bergsonien. À la suite des premières machines de l'ère industrielle - rationnelles et référentielles - les nouvelles techniques de télécommunications et d'interactions (ordinateurs, iPad, smartphones, consoles de jeux), signent l'avènement, comme l'écrivait Baudrillard, des "machines aléatoires de l'inconscient, irréférentielles, transférentielles, indéterminées, flottantes", revigorant les manifestations de l'irrationnel, contractant de nouveaux rapports au corps, au sensible, et générant de nouvelles angoisses sociales.

Alors l'écran n'apparaît plus comme une zone de fortification du contrôle de données, mais bien comme celle de l'égarement, de l'errance du sujet, de l'affirmation d'une conscience "nomadique". Sous les sédiments de pixels et les occurrences ininterrompues de sa computation, l'écran masque les boursouflures d'une réalité sociale distordue où l'utilisateur se soumet volontiers au jeu de la parodie et de la forme. Ces espaces virtuels, cités intestines, espaces sociaux striés démontrant la perméabilité du réel à l'imaginaire, s'érigent désormais comme des territoires d'expérimentation de la culture. Des secondes vies menées dans des seconds espaces permettant l'irruption sans finalité d'expériences hétérogènes. En 1979, le sociologue Yves Stourdzé écrivait déjà que le micro-processeur était devenu le système dissident de l'intimité. La spatialité miniature ouvre paradoxalement à d'invraisemblables micro-univers ornés de leurs cortèges d'images et de symboles s'étendant dans l'infinité du calcul binaire. Marqués de 0 et 1, les territoires électroniques creusent le tissu social et ouvrent le puits des signifiants. L'Internet actuel apparaît comme la métaphore cinglante de la société informationnelle: un monde de flux où les utilisateurs sont maintenus dans un torrent d'attentions, d'orientations, de distributions et d'acquisition de savoirs collectifs mais aussi et surtout d'éclats et d'expériences esthétiques. Les jeux vidéo en ligne, espaces virtuels constamment peuplés d'internautes-avatars, confirment ce phénomène contemporain d'immersion à la découverte d'un autre monde sous motifs d'une "invitation au voyage", mais dont l'intention réside d'abord dans le fait de se re-lier dans des ailleurs topologiquement indéterminés: terrae incognitae postmodernes.

Cet ancrage social dans un espace autre rappelle en première instance la capacité symbolique de l'homme à se projeter dans des schèmes, des univers mentaux et mythologiques. À la différence près que la puissance des processeurs donne aujourd'hui une consistance visuelle, une sphère pénétrable, une stabilité figurative à nos rêves. C'est dans l'ombre projetée par ces mondes en suspension que l'on comprend comment les technologies permettent une "réhabilitation de la fantastique et de ses domaines. Ce qui me plaît universellement sans concept et ce qui vaut universellement sans raison".

Wilfried Coussieu, Errances Virtuelles in Technomagie - Les Cahiers Européens de l'Imaginaire, CNRS Éditions, Février 2011, p.171-173.

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