dimanche 11 septembre 2011

Effet Larsen.

Professor Bourbaki, Das Grösste Kunstwerk, was es jeh gegeben hat, 2011. 


Qu'est-ce qu'un événement selon Jean Baudrillard? "L'irruption de quelque chose d'improbable et d'impossible, mais qui possède une étrange familiarité: il apparaît d'emblée avec une évidence totale, comme s'il était prédestiné, comme s'il ne pouvait pas ne pas avoir lieu". C'est pratiquement une définition du coup de foudre ou de la rencontre amoureuse.

Et ailleurs de préciser: "Il y a en nous un immense désir d'événement. Et une immense déception, car les contenus de l'information sont désespérément inférieurs à la puissance des moyens de diffusion [...] On a envie [...] d'un événement "fatal" - qui répare cette immense banalisation de la vie par l'information".

Cet obscur désir d'imprévisible, de bouleversement de l'ordre des choses, mélange de terreur et d'exaltation, fut comblé le 11 septembre 2001 avec l'attentat du World Trade Center - qualifié de "mère des événements" et "d'événement pur".

Ce drame, immense pour tout le monde, l'est sans doute plus encore pour Jean Baudrillard qui a fait en 1976 du World Trade Center "l'emblème de la Simulation et du nouveau capitalisme" dans L'Échange Symbolique et la Mort. Mieux: à bien lire, cet attentat se trouve en filigrane dans ce livre écrit vingt-cinq ans avant qu'il se produise!

Dans cet essai il s'interroge: pourquoi ce monument a-t-il deux tours? "Tous les grands building de Manhattan se sont toujours contentés de s'affronter dans une verticalité concurrentielle, d'où résultait un panorama architectural à l'image du système capitaliste: une jungle pyramidale, les buildings à l'assaut les uns des autres [...]". Si le World Trade Center a deux tours c'est, écrivit-il, parce que aujourd'hui le duopole est le stade achevé du monopole: le pouvoir n'est absolu que s'il sait se dédoubler pour se redoubler, cela va des marques de lessives à la coexistence pacifique. "Il faut deux superpuissances pour maintenir un univers sous contrôle: un seul empire s'écroulerait de lui-même".

En 1976, il énonçait une stratégie pour combattre ce système, une stratégie qui semblait à l'époque obscure et qui prend aujourd'hui un aspect bien familier. "La pire erreur de tous nos stratèges révolutionnaires est de croire mettre fin au système sur le plan réel: ça c'est leur imaginaire, celui que leur impose le système lui-même, qui ne vit et ne survit que d'amener sans cesse ceux qui l'attaquent à se battre sur le terrain de la réalité, qui est toujours le sien [...]. Ce qu'il faut, c'est donc tout déplacer dans la sphère du symbolique, où la loi est celle du défi, de la réversion, de la surenchère. Telle qu'à la mort il ne peut être répondu que par une mort, égale ou supérieure". "Il faut, disait-il, défier le système par un don auquel il ne puisse pas répondre, sinon par sa propre mort et son propre effondrement. Car nul, pas même le système, n'échappe à l'obligation symbolique, et c'est dans ce piège qu'est la seule chance de sa catastrophe [...]. Car ce don auquel il est sommé de répondre, sous peine de perdre la face, ne peut être évidemment que celui de la mort".

Comment aujourd'hui, à la relecture, ne pas voir se profiler ici le spectre d'Al Quaida et des dix-sept terroristes au cutter? La prémonition est gigantesque. Baudrillard en a peu fait état dans son livre écrit en 2002, Power Inferno. Par modestie? Ou parce qu'il est troublant de voir une hypothèse théorique, écrite vingt-cinq ans plus tôt, prendre forme dans la réalité? Les terroristes, en frappant le cerveau financier, comptable, numérique du système, donnent l'impression d'avoir suivi à la lettre L'Échange Symbolique et la Mort. Il est inexact de dire comme l'a écrit le psychanalyste Gérard Huber, que Baudrillard fait l'éloge du terrorisme. C'est bien pire: il en est le commanditaire symbolique! Car l'attentat du 11 septembre correspond mot pour mot à la stratégie qu'il invoque: jouer sa mort contre le système et n'en rien attendre que la gloire du défi. 

Ayant anticipé l'attentat dans l'univers symbolique, Baudrillard ne pouvait s'en dissocier quand celui-ci surgit par effraction dans la réalité. À l'inverse de tous les commentateurs, il fait de cet acte non pas le résultat d'une agression extérieure des exploités, mais la concrétisation du voeu inavoué des Occidentaux eux-mêmes: "La jubilation prodigieuse de voir détruire cette puissance mondiale [...] nous en avons rêvé car nul ne peut accepter une puissance devenue à ce point hégémonique [...] ce malin désir est au coeur même de ceux qui en partagent les bénéfices". De ce "malin plaisir", nulle démonstration ne sera faite. La seule affirmation lui suffit. Car ce "nous en avons rêvé" doit en fait s'entendre à la première personne du singulier: moi, Jean Baudrillard, j'en ai rêvé il y a vingt-cinq ans... Il ne s'agit nullement, poursuit-il, d'un choc de civilisation (référence au célèbre livre de Huntington) ni de religion: "Et cela dépasse de loin l'Islam et l'Amérique [...] il s'agit de la mondialisation triomphante aux prises avec elle-même". Car "toutes les singularités (les espèces, les individus, les cultures) qui ont payé de leur mort l'installation d'une circulation mondiale régie par une seule puissance se vengent".

Jacques Julliard dans Misère de l'Antiaméricanisme répliquera que non seulement "l'hégémonie américaine sur le monde est bien inférieure à celle des Anglais au XIXe siècle ou de Rome au début de notre ère. Mais qu'attribuer aux États-Unis la responsabilité de la misère au Mozambique ou en Afghanistan relève d'une logique délirante".

Selon Baudrillard, la réussite d'une telle action nécessitant une coordination parfaite ne se comprend que parce que les terroristes sont dans une logique de pacte sacrificiel et collectif. Et non, comme nous nous acharnons à le penser, dans une logique additionnelle de suicide individuel. Notre incompréhension vient du fait que nous n'entendons rien à l'univers du symbolique. Nous ne pouvons pas nous empêcher de réintroduire dans l'idée de martyr une loi (capitaliste) d'échange: la mort en échange du Paradis et de ses soixante vierges promises, la mort en échange de l'éternité. Nous demeurons "dans une forme de calcul typiquement occidental. Même la mort nous l'évaluons en taux d'intérêt, en termes de rapport qualité/prix". Or la règle du symbolique est justement que l'échange est impossible. Notre contresens est donc total! Dans le potlach, il n'y a pas d'équivalence mais défi, réversion, et surenchère. Il faut obliger l'Autre à rendre plus qu'il ne peut - et que rendre quand l'Autre a offert sa mort?

Comme à son habitude, et tel que nous l'avons vu précédemment, il fait défiler les hypothèses, les plus contradictoires et les plus paradoxales, dans un gigantesque festival pyrotechnique de la pensée où le lecteur médusé ne cherche plus le sens de l'événement, dont Baudrillard l'a délivré, mais la fulgurance des concepts qui éclairent de mille feux le ciel des idées. Ainsi pour lui conserver sa singularité, il le fait échapper à tout déterminisme, à toute causalité, à toute justification. Vouloir l'expliquer c'est le diminuer, le diluer dans des considérations politiques, morales ou artistiques (cf. Stockhausen qui y a vu une sublime oeuvre d'art). Or l'attentat du World Trade Center, dit-il, se situe au-delà de tout commentaire et est irreprésentable (singulier paradoxe pour un événement dont l'une des principales caractéristiques est justement d'avoir été représenté quasiment en direct à des centaines de millions de téléspectateurs!). Baudrillard reformule ici une idée déjà exprimée dans La Pensée Radicale: "Tout ce qu'on peut faire, c'est répondre à un événement par un autre événement, c'est-à-dire par une analyse éventuellement aussi inacceptable que l'événement lui-même. Et si, dans l'événement singulier, les effets se libèrent de leurs causes, alors la pensée qui l'affronte doit, elle aussi, se libérer de ses présupposés et de ses références". L'enjeu n'est plus dans l'explication, mais dans un duel, dans un défi respectif de la pensée et de l'événement.

Ce type de proposition est irrecevable. Elle conduit à se taire et à ne rien dire. Si "tout face à face avec le réel est impossible", alors il faut poser la plume... Ce que Baudrillard est incapable de faire puisqu'il ne peut pas s'empêcher de donner un sens (fût-il un non sens) à l'événement.

Nous sommes là dans une aporie, voire une impasse. Renoncer à toute élucidation de l'événement, sous prétexte de le dévaluer, et en même temps lui attribuer une multitude de sens finit par court-circuiter tout dialogue, à provoquer un gigantesque effet larsen où plus rien n'est audible sinon des concepts surdéterminés qui voguent sans amarres.

Dans sa volonté de rendre l'événement inintelligible, il ajoute dans Power Inferno: "Toute tentative de totalisation, y compris par le Mal et par le pire est vaine". Ce qui est en contradiction avec L'Esprit du Terrorisme, dans lequel il écrit "l'attentat du W.T.C est immoral et il répond à une mondialisation qui est elle-même immorale. Alors soyons immoral [...] et essayons d'avoir l'intelligence du mal". Ces contradictions n'ont-elles d'autres raisons que de masquer le fait que la théorie de l'échange symbolique est un mirage, que si elle passe dans le champ de la réalité, elle revêt des atours monstrueux?

Sans possibilités de rechange, sans alternative possible Baudrillard en est réduit à battre ces concepts pour les faire monter en puissance. Et nous, simple lecteur, que cherchons-nous dans ces analyses, sinon l'anéantissement du sens, le spectacle d'idées pures secouées et retournées avec une agilité diabolique? Mais dans cette opération, il y a un grand risque: celui de la marginalisation de cette pensée. À chaque événement et à son cortège d'interprétations viendrait s'ajouter l'anti-interprétation de Baudrillard, celle qui téléscope les précédentes, les relativise, les fragilise mais qui, étant sur un autre terrain, un terrain autarcique, celui de la pensée radicale et du symbolique, laisse en définitive indemnes et vivantes les autres hypothèses. Une pensée pour rien, donc et qui finalement dérangerait personne? Affirmer que chacun a rêvé cet événement car "on ne peut pas ne pas vouloir détruire toute puissance (les États-Unis, la mondialisation) devenue à ce point hégémonique" est une formidable gifle aux indignations vertueuses  et aux condamnations morales qui ont suivi l'attentat. Comme celle de Gérard Huber qui considère que "Baudrillard semble engagé dans une lutte psychique profonde entre le fantasme de se suicider et la volonté que ce soit l'autre qui se suicide". Voir un psychanalyste rabattre une théorie sur la personnalité de son auteur est véritablement savoureux. Baudrillard est peut-être un penseur déréglé (ou trop réglé), mais il mérite de faire ressortir tous les dérèglements qui nous entourent!  

Il y a néanmoins un danger: que l'important pour Baudrillard ne soit plus d'élucider l'événement mais de sauver sa théorie (cf. la réaffirmation en dehors de tout propos que "la guerre du Golfe n'a pas vraiment eu lieu")?

Il est étonnant de voir comme il retombe de plus en plus fréquemment sur des idées déjà émises (le Vanishing Point, "la pensée radicale", "l'échange symbolique" et le potlach - justement ce qui échappe à toute vérification événementielle). Sa pensée serait-elle en train de rejoindre le stade ultime de l'art contemporain où les oeuvres affranchies de toutes les règles (lois de perspective, point de fuite, composition, représentation), débarrassées de tout référent (le vrai, le beau, le divin), ne renvoient plus qu'à la notion d'Art elle-même? Bulle théorique pure, sa théorie apparaît comme un système autoréférencé, autonome, aveugle.    

Il semble d'ailleurs qu'il en ait conscience. En 2001, au cours de sa discussion avec François l'Yvonnet il disait, presque comme un aveu: "Le problème, c'est que malgré soi, se crée un complexe autoréférentiel. À mesure que l'on écrit, se constitue forcément une sorte d'auto-héritage, d'auto-gestion, de filière personnelle... Ou alors, il faudrait avoir une stratégie de l'aphorisme, au sens propre du mot, qui signifie séparer, isoler du reste, excepter - être chaque fois dans l'exception".

Mais il est également un autre scénario possible: que le monde soit réellement devenu baudrillardien. Ce vertige des événements nous en faisons sa marque de fabrique, pour le louer ou pour le déplorer, mais dans les deux cas nous avons tort. Car ce vertige n'est pas celui du commentateur mais celui des choses elles-mêmes. C'est le monde qui a pris un tour vertigineux, rendant toute position déterminée impossible. Le principe d'incertitude, jadis cantonné à la physique, infeste désormais le social et l'ensemble de nos activités. 

Lorsque Baudrillard écrit qu'il y a un ordre secret qui relie les catastrophes entre-elles, qu'elles soient naturelles (ouragan, inondations), biologiques (les épidémies, le sida, le cancer), techniques (les virus), financières (le Krach) ou humaines (le terrorisme, la guerre civile), celui de l'affinité de leurs formes, on ne voit que la licence métaphorique. Jusqu'au jour où surgit l'ouragan Katrina qui a ravagé la Louisiane et le Mississippi. Et apparaît à la fois une catastrophe naturelle et sanitaire (la ville sous les eaux), une catastrophe économique (plateformes pétrolières endommagées, coût exorbitant des destructions), une catastrophe sociale-raciale (détresse et abandon des Noirs pauvres) ainsi qu'une catastrophe politique (lenteur de la réaction des États fédéraux et de l'État central de Bush) et enfin sécuritaire (membres de la garde nationale contre gangs armés et pilleurs), et militaire (avec des hommes armés revenus à la hâte d'Irak affirmant "C'est pire qu'à Bagdad"!). Réaction en chaîne et contamination sont bien, comme l'a montré également l'affaire des caricatures de Mahomet, les nouvelles formes prises par les événements.

Nous en sommes-là. Sur une crête. Celle de la collusion entre les faits et la théorie. Et il faut s'arrêter un instant sur l'étrange sortilège que cela représente. Car cette pensée est peut-être délirante, hors norme, scandaleuse, chimérique, mais c'est elle qui rend le mieux compte du monde comme il va, c'est elle qui a la plus forte capacité d'anticipation. Or, on le sait, dans les mythes antiques, l'oracle est le plus souvent aveugle. Ainsi, aujourd'hui pour voir loin, il faut être aveugle à l'écume des jours, aveugle à cette masse d'événements, d'informations et de commentaires qui se succèdent dans une noria infinie, aveugle à cette dictature de la rationalité et de la réalité. 

Comment ne pas reconnaître que celui qui a si merveilleusement décrypté notre société il y a trente ans, est encore aujourd'hui celui qui l'anticipe le mieux? Semblable aux precogs de Minority Report (le film de Steven Spielberg), ces créatures baignant dans un liquide amniotique, il est capable de devancer les événements avant qu'ils ne se produisent. Et c'est cette qualité rare, être capable d'anticiper l'avenir pour être l'interprète du présent qui donne à ses écrits une étonnante fraîcheur ou un caractère inactuel, si l'on préfère cette formulation nietzschéenne. Inactuel, c'est-à-dire indémodable. Il n'est que de penser aux laborieux travaux sociologiques croulant sous les statistiques et les appareils de notes prolifiques (aussitôt publiés, aussitôt fanés) ou aux éphémères essais médiatiques (qui ne durent que le temps d'un débat télévisé) pour saisir la singularité absolue de cette oeuvre. 

Peut-être qu'enfin de compte toute théorie pertinente échappe à ce qu'elle décrit, l'excède, la distancie. Sinon, elle court le risque de n'être qu'une vaste tautologie. Et le prix à payer de cette pertinence réside dans ce qui peut apparaître comme des chimères conceptuelles.

Ludovic Leonelli, La Séduction Baudrillard, Éditions de l'École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 2007, p.133-140.   

[Extrait sonore: Karl-Heinz Stockhausen, Conférence de Presse à l'Hôtel Atlantic de Hambourg, 16 septembre 2001.]

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