mercredi 24 août 2011

Assiette Servie.

Michael Kenna, Hokaïdo, 2004.

VI

Le cahier gris


Kyoto, temple du Ryo-an-ji,
le 3 avril 1964


Trois Américaines mûres, solidement chapeautées, corsetées et équipées de caméras - de l'espèce qui vous digère en une journée une douzaine de temples et une ou deux résidences impériales sans même sentir leur estomac -, s'installent devant le fameux "Jardin de pierres", bien résolues à n'en faire qu'une bouchée. Soleil d'avril blanc et sournois; quant au jardin (une des manifestations les plus parfaites de l'esthétique du Zen), c'est quelques rocs aux formes tourmentées choisis avec soin jaloux par des "spécialistes" voilà bientôt cinq cents ans et merveilleusement disposés sur un éblouissant fond de sable blanc. Cela et cela seulement. Chaque élément de ce microcosme a sa signification traditionnelle: la mer de nuages, le rocher de la grue (félicité), celui de la tortue (longévité ), etc., ainsi qu'une jeune fonctionnaire du "Japon travel bureau" l'explique à ces dames. Exposées d'une voix docile par cette personne en bonnet de police, ces allégories prennent quelque chose d'un peu plaqué et benêt. Devant la perplexité de ses clientes, le guide ajoute qu'il ne faut pas attacher trop d'importance à cette symbolique, que le jardin est un chef-d'oeuvre d'abstraction pure, un instrument de méditation qui permet à chacun d'y laisser flotter librement son esprit.

"Cute little garden", disent les trois dames, et la plus résolue conclut d'une voix de stentor: "As I look at those rock patters, I can't help thinking of... Jesus Christ". (!?)

J'ai bien peur, avec Kipling, que cet Ouest (ce Middle West) et cet Est ne se rencontrent jamais.

Lorsqu'on observe la façon dont les Japonais visitent leurs propres temples, on se demande parfois si le Japon d'aujourd'hui a de meilleures chances de rencontrer celui d'autrefois. Au pavillon d'Argent (Ginkakuji), de demi-heure en demi-heure, des villages, des écoles entières se pressent au portillon de bambou. Je me dis que j'ai mal choisi mon jour et qu'il me faudra revenir: une dizaine de minutes plus tard, je me retrouve seul. C'est que cela s'expédie de main de maître.

-Venez un peu par ici (et tout le monde se hâte).
-Construit par l'ordre du seigneur Yoshimasa, telle époque, les deux tas de sable à votre droite représentent le repos de l'esprit, en avant s'il vous plaît, rendez-vous à l'arrêt du tram n°4 dans dix minutes.

Ils redémarrent en rang serrés, braquant leurs caméras, mais beaucoup de photos seront bougées (Osanaï de kudasaï, ne poussez pas s'il vous plaît!)... parce que justement, derrière on pousse.

Aujourd'hui encore, dans le hall du Kyoto Hotel, rencontré d'autres étrangères, françaises celles-là. Elles ont eu froid à l'île de Sado. Après deux semaines de tournée culturelle et d'averses, elles soupçonnent en outre leurs cicérones de ne pas leur avoir livré "l'âme du Japon".

À la femme, au frère qu'on aime, on ne dit pas tout, et ces dames qui pourtant ne sont pas sottes, ces dames à gants de fil qui a Paris hésiteraient à changer de boucherie (c'est l'aventure, on ne sait plus à qui on a affaire, l'aiguillette sera moins tendre) exigent qu'avant leur départ on leur empaquette "l'âme du Japon". Que veulent-elles donc? Mais voyons! Tout, tout de suite, et que par une opération de l'esprit leur ignorance se transforme en savoir, du substantiel et clairement expliqué s'il vous plaît pour qu'au retour on en puisse parler. Moi qui les juge, je voudrais parfois aussi trouver mon assiette servie, et vite. Nous venons dans ce pays maigre et frugal avec notre métabolisme de glouton: l'Occident est tout entier là-dedans. La vaisselle d'or, les Maharajahs, les rubis gros comme des oeufs de canne, voilà ce qui a frappé nos premiers voyageurs, ce qu'ils ont voulu voir, alors que la frugalité est véritablement une des marques de l'Asie. Dans les débuts de l'histoire chinoise, on trouve de poème:

Le roi Tchou passant le Kiang
trouve une graine de sagette
elle est rouge comme le soleil
elle est grosse comme une noix
il la cueille, il la mange...

C'est le souverain d'un puissant empire, il a bien le droit de croquer un petit quelque chose. La frugalité c'est le fond; le reste - les armées de cinq cents éléphants qui d'ailleurs tournaient casaques en semant la panique quand ça chauffait - c'est seulement du désordre. Les soldats d'Alexandre qui étaient frugaux eux aussi ne s'y sont pas trompés.

Celui qui ici n'accepte pas de commencer par faire l'apprentissage du moins est certain de perdre son temps.

Nicolas Bouvier, Chronique Japonaise, Éditions Payot, 1989 (2006), p.41-43.

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