jeudi 18 août 2011

Chiraz Persépolis E04.

Photographie non attribuée, Coronation In Teheran, 1967. 

Considérations Politiques et Conflits.

Les considérations politiques en jeu dans la participation d'artistes occidentaux au festival et au projet de centre d'art n'avaient rien de simple. Les réactions négatives des Iraniens vis-à-vis du Polytope de Persépolis de Xenakis arrivèrent jusqu'aux Iraniens de Paris, ville où habitait le compositeur, les opposants au Chah le critiquant publiquement pour sa collaboration avec un violateur des droits de l'Homme. Xenakis répondit à cette attaque par une lettre ouverte dans le journal Le Monde, revendiquant son droit à la libre expression:

Mes motivations pour être allé en Iran relèvent d'un intérêt profond pour ce pays magnifique, si riche de ses couches de civilisations et sa population si accueillante; et l'aventure audacieuse de quelques amis qui ont fondé le Festival de Chiraz-Persépolis où toutes les tendances de l'art contemporain et de l'avant-garde se mêlent aux arts traditionnels d'Asie et d'Afrique; sans compter la réception chaleureuse que mes propositions musicales et visuelles rencontrèrent auprès du public et notamment des jeunes [...] Ma philosophie, que je mets en pratique au quotidien, consiste dans la liberté de parole et le droit absolu à la critique. Je ne suis pas un isolationniste dans un monde aussi compliqué que celui d'aujourd'hui [...] il est impossible de nommer un seul pays qui soit vraiment libre, exempt de compromis à multiples facettes et sans aucune capitulation de principes.

Au final, c'est une conjonction de facteurs, en particulier son mécontentement vis-à-vis du gouvernement Pahlavi, qui décida Xenakis à cesser toute implication ultérieure dans le projet du centre d'art et dans le festival. Il écrivit à Farrokh Ghaffary, le vice-directeur général du festival (auquel Xenakis s'est adressé avec le nom P.Ghaffary):

Vous savez combien je suis attaché à l'Iran, à son histoire et à son peuple. Vous savez la joie que j'ai eue de réaliser des projets pour votre festival, ouvert à tous. Vous savez aussi mon amitié et ma loyauté envers ceux qui, comme vous, ont fait que le Festival de Chiraz-Persépolis soit unique au monde. Cependant, face à la répression policière arbitraire et inhumaine que le Chah et son gouvernement infligent à la jeunesse iranienne, je suis dans l'impossibilité d'en porter la garantie morale, aussi petite soit-elle, étant question de création artistique. Par conséquent, je refuse de participer au festival.

D'autres artistes entrèrent en conflit avec la situation politique de l'Iran. Carolyn Brown se souvient que s'il n'y eut pas de controverse quant à la visite de la Merce Cunningham Dance Company en 1972, "nous n'étions pas pour autant inconscients des difficultés politiques et sentions que le pire restait à venir". La MCDC fut invitée à y retourner quelques années plus tard en 1976, Gordon Mumma résume l'opposition des amis et collègues quant à cette invitation:

Frederic Rzewski, compositeur / pianiste, et particulièrement l'artiste Jean Tinguely disaient que j'étais "immoral de tolérer un régime répressif et élitiste". Ma réponse était que j'allais en Iran pour son peuple et pour leur culture, que mon respect requérait d'entrer dans leurs communautés, d'apprendre sur leur monde et sur sa perspective. Le gouvernement en place ne reflétait nullement ce peuple.

[Rigg, l'administrateur de la compagnie revoit la scène]: la remise en cause de la deuxième visite en Iran commença par la visite d'un poète iranien auprès de Merce et John. Une discussion intéressante eut lieu. Merce décida que la question devait être débattue entre les danseurs. J'ai été chargé de réunir les informations pour la réunion. Je me rappelle être allé au bureau d'Amnesty International sur la 72e rue et Broadway. Meg Harper, danseuse de la MCDC, plaida de façon éloquente contre la visite et la décision fut prise.

La "discussion intéressante" vit le poète iranien tenter de dissuader Cunningham et Cage d'y aller, alors que ceux-ci énuméraient leurs contre-arguments. David Behrman se souvient qu'à ce moment-là, "il y avait cette controverse politique et plusieurs membres de la compagnie, moi y-compris, refusions d'y aller car l'invitation provenait du Chah et de son entourage direct". Et en effet, la compagnie vota le refus. Brown se souvient que c'était "une décision politique de la part des danseurs alors que Merce y serait sans doute allé, croyant que l'on doit présenter un travail n'importe où et que le travail lui-même peut ouvrir l'esprit des gens".

Gordon Mumma qui recommandait vivement d'aller en Iran, tout comme John Cage, observe:

La pression politique aux États-Unis était très intense, on retrouvait le même type d'arguments que ceux pour ne pas interagir avec la situation sud-africaine et l'Apartheid. Merce, John Cage et les autres, nous étions tous pris entre deux feux. Refuser l'invitation n'aurait abouti à rien d'autre que faire oublier très vite le problème, notamment aux États-Unis [...] C'est comme si on nous taxait d'immoralité parce qu'on s'occuperait d'artistes vivants sous des "régimes répressifs et élitistes". J'ai du mal à concevoir cette position de "confort".

La Révolution Approchant... La Fin d'une Époque.

L'emprise du Chah sur son régime n'était plus très solide. Dolat-Chahi rappelle que "la situation politique devenait difficile. Des manifestations politiques islamiques commencèrent en 1975 et en 1976, surtout à l'Université de Téhéran". Certains événements du festival devenaient particulièrement gênants aux yeux des couches religieuses. Comme le fait observer le journaliste William Shawcross:

Vers le milieu des années 1970, c'était devenu un des événements culturels les plus controversés du pays [...] parfois l'enthousiasme de l'Impératrice pouvait sembler mal placé. Malgré sa détermination à cultiver le passé de l'Iran, sa goûts contemporains étaient souvent trop avant-gardistes, trop cosmopolites pour la plupart de ses compatriotes.

La Reine Noor de Jordanie, elle, convenait: "L'objectif du Festival de Chiraz était tout à fait louable - faire de sorte que les idées se nourrissent mutuellement entre l'Iran et le reste du monde, à travers un programme qui reflète les dernières tendances du théâtre et des arts de la performance. Malheureusement, cette approche se retourna contre le festival". Une opposition au festival grandissait en Iran et donnait de la chair à canon aux révolutionnaires religieux en exil. En 1977, l'Ayatollah Ruhollah Khomeini déclara dans une mosquée de Najaf en Irak: "C'est difficile d'en parler. Des actes indécents ont eu lieu à Chiraz, il paraît qu'ils seront bientôt montrés à Téhéran et personne ne dit mot. Les ecclésiastiques d'Iran ne disent rien. Je ne saurais comprendre pourquoi ils ne s'expriment pas!" Même certains Iraniens qui avaient soutenu le phénomène de l'occidentalisation réagirent de façon négative. On cita un homme d'affaires parmi d'autres réactions spontanées: "Nous commencions seulement à nous habituer à Bach, du coup, Stockhausen, c'était impossible". L'Impératrice Farah formula un message plus prudent la dernière année du festival: "Dans n'importe quel festival d'art, il est difficile d'avoir une expression libre de la part des artistes et de s'attendre à ce qu'elle plaise à toutes les couches de la société". Or, c'était trop tard. Quand elle parla à New York en janvier 1978, elle défendit l'importance pour une société traditionnelle de maintenir l'équilibre entre le passé et le présent:

En Iran, comme dans beaucoup d'autres sociétés asiatiques, nous faisons face à la tension entre nos valeurs traditionnelles et les exigences de la science et de la technologie occidentales; et tout ce qu'elles laissent dans leur sillage, y compris le nihilisme et le désespoir [...] Nous souhaitons apprendre de l'Occident sans pour autant l'imiter aveuglément... sans perdre de vue qui nous sommes.

En 1977, le déclin économique affecta particulièrement la classe moyenne. Les excès de l'élite jouèrent les révélateurs de l'écart grandissant entre les riches et les pauvres. Les manières culturelles de l'élite devinrent ainsi un motif de plainte pour l'opposition. La répression politique s'accroissant, les groupes politiques islamiques prirent proportionnellement de la puissance. Le Chah et sa famille s'exilèrent en 1979, année de la révolution islamique. Le climat pour l'art expérimental devenait hostile. Dolat-Chahi se rappelle:

Au début de la révolution islamique, ma bourse fut supprimée par le nouveau gouvernement. Tous mes rêves étaient brisés. Ainsi, comme je décidai d'apprendre davantage sur l'art et de continuer à suivre des cours, cela m'a permis de voir ensuite ce qui nous attendait au juste, puis ma famille est partie au fur et à mesure; maintenant il n'y a plus personne là-bas.

Conclusions.

Malgré ces controverses et une durée de vie relativement courte, le Festival des Arts de Chiraz-Persépolis eut de l'influence autant sur les artistes occidentaux - avec une abondance inhabituelle de ressources pour montrer leur travail à un public très réceptif et demandeur - que sur de jeunes musiciens et metteurs en scène iraniens - dont certains restèrent en Iran sous le régime islamique tandis que d'autres quittèrent le pays. Les premiers témoignent aussi de l'incroyable opportunité qui faut la leur, d'apprendre à connaître le peuple iranien, son histoire et sa culture. L'Iran des années 1970 constitue un fascinant cas d'étude sur la façon dont un gouvernement autoritaire peut se vouloir officiellement ouvert à des idées occidentales progressistes, tout en limitant de façon stricte la parole politique de ses citoyens.  

Ce modèle instable ne pouvait survivre longtemps, surtout avec un soutien populaire sur le déclin. Même si le projet de centre d'art ne porta pas ses fruits, sa planification mérite d'être racontée. Ces échanges interculturels figurent parmi beaucoup d'autres, non rapportés, et sans lesquels l'histoire internationale des arts contemporains et de la musique électronique ne peut s'écrire véritablement.

Robert Gluck, traduit de l'anglais par Alan Elington, Le Festival des Arts de Chiraz-Persépolis, Les Avant-Gardes d'Occident en Iran dans les Années 1970 in Zamân n°4, Éditions MEKIC, Hiver 2011, p.104-110.

Article initialement publié dans Leonardo Journal, vol. 40, n°1, MIT Press, 2007.

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