vendredi 26 août 2011

Échecs & Go.

Mario Gandelsonas, X Urbanism, 1999.

Il faudrait prendre un exemple limité, comparer la machine de guerre et l'appareil d'État suivant la théorie des jeux. Soit les Échecs et le Go, du point de vue des pièces, des rapports entre les pièces et de l'espace concerné. Les échecs sont un jeu d'État, ou de cour, l'empereur de Chine y joue. Les pièces d'échecs sont codées, elles ont une nature intérieure ou des propriétés intrinsèques, d'où découlent leurs mouvements, leurs situations, leurs affrontements. Elles sont qualifiées, le cavalier reste un cavalier, le fantassin un fantassin, le voltigeur un voltigeur. Chacune est comme un sujet d'énoncé, doué d'un pouvoir relatif; et ces pouvoirs relatifs se combinent dans un sujet d'énonciation, le joueur d'échecs lui-même ou la forme d'intériorité du jeu. Les pions du go au contraire sont des grains, des pastilles, de simples unités arithmétiques, et n'ont d'autre fonction qu'anonyme, collective ou de troisième personne: "Il" avance, ce peut être un homme, une femme, une puce, un éléphant. Les pions de go sont les éléments d'un agencement machinique non subjectivé, sans propriétés intrinsèques, mais seulement de situation. Aussi les rapports sont-ils très différents dans les deux cas. Dans leur milieu d'intériorité, les pièces d'échecs entretiennent des rapports bi-univoques les unes avec les autres, et avec celles de l'adversaire: leurs fonctions sont structurales. Tandis qu'un pion de go n'a qu'un milieu d'extériorité, ou des rapports extrinsèques avec des nébuleuses, des constellations, d'après lesquels il remplit des fonctions d'insertion ou de situation, comme border, encercler, faire éclater. A lui tout seul, un pion de go peut annihiler synchroniquement toute une constellation, tandis qu'une pièce d'échecs ne le peut pas (ou ne le peut que diachroniquement). Les échecs sont bien une guerre, mais une guerre institutionnalisée, réglée, codée, avec un front, des arrières, des batailles. Mais une guerre sans ligne de combat, sans affrontement et arrières, à la limite sans bataille, c'est le propre du go: pure stratégie, tandis que les échecs sont une sémiologie. Enfin, ce n'est pas du tout le même espace: dans le cas des échecs, il s'agit de se distribuer un espace fermé, donc d'aller d'un point à un autre, d'occuper un maximum de places avec un minimum de pièces. Dans le go, il s'agit de se distribuer dans un espace ouvert, de tenir l'espace, de garder la possibilité de surgir en n'importe quel point: le mouvement ne va plus d'un point à un autre, mais devient perpétuel, sans but ni destination, sans départ ni arrivée. Espace "lisse" du go, contre espace "strié" des échecs. Nomos du go contre État des échecs, nomos contre polis. C'est que les échecs codent et décodent l'espace, tandis que le go procède tout autrement, le territorialise et le déterritorialise (faire du dehors un territoire dans l'espace, consolider ce territoire par construction d'un second territoire adjacent, déterritorialiser l'ennemi par éclatement interne de son territoire, se déterritorialiser soi-même en renonçant, en allant ailleurs...). Une autre justice, un autre mouvement, un autre espace-temps.

Gilles Deleuze & Félix Guattari, Traité de Nomadologie: La Machine de Guerre in Capitalisme et Schizophrénie, Milles Plateaux, Éditions de Minuit, 1980, p.436-437.

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