mardi 16 août 2011

Chiraz Persépolis E02.

Photographie non attribuée, Merce Cunningham Dance Company lors du Festival des Arts de Chiraz-Persépolis, 1972.

La Programmation.

Le Festival des Arts de Chiraz affichait toujours de la musique traditionnelle provenant du monde entier. La programmation entre 1967 et 1970, proposa le joueur de sitar indien Ustad Vilayat Khan, le violoniste américain Yehudi Menuhin, de nombreux musiciens et artistes classiques iraniens, un ensemble de gamelan balinais, le Ballet national sénégalais et des représentations du culte iranien appelé Ta'ziyeh ("deuil" ou "consolation"), qui met en scène la fondation de l'Islam shiite. Interdit pendant le règne du père du Chah, le Ta'ziyeh influença les dramaturges d'avant-garde occidentaux tels Peter Brook, Jerzy Grotowski et Joseph Chaikin à qui l'on doit le Théâtre Ouvert. Parmi les compagnies de danse invitées figuraient Merce Cunningham en 1972, Maurice Béjart en 1976.

Le compositeur occidental le plus étroitement associés au festival fut Iannis Xenakis qui représenta Nuits en 1968, une oeuvre chorale dédiée aux prisonniers politiques dont certains étaient nommés à la différence "des milliers d'oubliés dont les noms ont été perdus". Il présenta en 1969 l'oeuvre pour percussions Persephassa, commandée par le festival et par l'Office de radiodiffusion télévision française (ORTF). Persephassa est un tissage de légendes interculturelles autour de la déesse grecque Perséphone. La troisième et dernière oeuvre de Xenakis commandée par le festival fut le somptueux spectacle multimédia Polytope de Persépolis et sa première sur les ruines de Persépolis le 26 août 1971. Xenakis la décrit ainsi:

[...] du symbolisme visuel, parallèle au son dominé par lui [...] correspond[ant] à une tablette en pierre sur laquelle des messages hiéroglyphiques et cunéiformes sont gravés [...] L'histoire de l'Iran, fragment de l'histoire mondiale, est ainsi représentée de façon elliptique et abstraite par la voie de chocs, d'explosions, de continuités et de flux sonores souterrains.

La critique James Harley trouva le Polytope de Persépolis "tenace dans sa densité et dans son architecture en continuelle évolution". Sharon Kanach, spécialiste de Xenakis, nous restitue la scène:

Le public était placé parmi les ruines du Palais de Darius et pouvait librement se déplacer entre les six stations d'écoute qui s'y trouvaient installées. Chaque station avait huit haut-parleurs, un pour chaque piste [...] le spectacle d'une heure commença dans l'obscurité totale avec un "prélude géologique" d'extraits du premier travail électro-acoustique de Xenakis, Diamorphoses (1957). Tout de suite après, sur la montagne face au site, deux bûchers gigantesques furent allumés, des lumières de projecteurs balayant le ciel nocturne et deux faisceaux laser rouges scrutant les ruines. Alors, plusieurs groupes d'enfants apparurent portant des torches et commencèrent à grimper vers le sommet où se trouvaient les bûchers, détourant par une lumière scintillante la crête de la montagne... Soudain, les groupes d'enfants se dispersèrent et dévalèrent la montagne dans des figures en constellation pour finalement se réunir entre deux tombes où leurs torches allumèrent, en perse, cette phrase de Xenakis: "nous portons la lumière de la terre". Une dernière explosion et les 150 porteurs de torches passèrent à côté du ravin en courant et disparurent à travers la foule puis dans la forêt.

Ce nouveau travail suscita des réactions partagées. L'Impératrice et la NIRT l'apprécièrent à tel point qu'ils firent à Xenakis une nouvelle commande pour la conception d'un futur centre d'arts. Cependant, certains critiques iraniens, susceptibles quant à l'héritage de l'hégémonie occidentale sur l'Iran, associèrent le spectacle et les torches du compositeur grec avec la mise à feu de Persépolis par Alexandre le Grand, ou suggérèrent encore, que ce symbolisme pouvait être interprété comme des actions des chemises brunes nazies. Xenakis répondit que "le feu et la lumière représentaient la bonté et la vie éternelle [...] prendre des enfants d'aujourd'hui comme porteurs de torches pour représenter les hommes et les femmes de demain est un cri d'espoir pour l'avenir".

L'édition de 1972 fut un véritable festival Stockhausen, le "climax de l'année" pour le compositeur qui présenta trois "compositions intuitives" ainsi que Grüppen, Stimmung, Gesang der Jünglinge, Telemusik, Prozession, Kontakte, Spiral, plusieurs Klavierstücke, Hymnen, et Mikrophonie 1. Brown, danseuse de la MCDC, décrit l'arrivée de Stockhausen au festival comme celle d'un "gourou [...] marchant dans les rues de Chiraz vêtu d'une robe blanche". Le festival se termina par une performance en extérieur de la pièce musicale Sternklang, dans laquelle:

[...] une masse grouillante d'environ 8000 personnes se répandit sur les sentiers convergeant en forme d'étoile [...] les spectateurs entassés sur les sentiers, assiégeant les artistes [...] Certains membres du public grimpèrent sur l'échafaudage des haut-parleurs et en furent dégagés par la police [...] Stockhausen était convaincu que sa musique calmerait la foule. Et tel fut le cas. Après une demi-heure de musique, les vagues échaudées s'apaisèrent.

Le Journal de Téhéran vu dans l'édition de 1972 "le festival de Chiraz le plus avant-gardiste et le plus controversé jusqu'à présent". La musique électronique domina les représentations, parmi lesquelles de nombreux concerts et spectacles de Stockhausen, de la Merce Cunningham Dance Company en collaboration avec les musiciens John Cage, David Tudor et Gordon Mumma. Il y eut également de la musique traditionnelle perse et de l'Inde du Sud ainsi que du théâtre et du cinéma iranien contemporains. Mumma fait également remarquer l'énergie électrique qui devait être amenée à Persépolis depuis l'extérieur "arriva par camion et par charrettes tirées par des chevaux. Et il poursuit, on me raconta que la plupart de cet équipement sonore fut prêté au gouvernement iranien par la Deutsche Rundfunk [Radiodiffusion allemande]".

La MCDC donna des spectacles de danse en extérieur à Chiraz et à Persépolis, ainsi qu'un concert. Parmi les spectacles de danse figuraient deux "Events", composés de matière sélectionnée dans le répertoire de la compagnie "pour donner lieu pas tant à une soirée de danse mais plutôt à une expérience de la danse". La chorégraphie était sans rapport avec la musique. Celle-ci comportait des histoires d'une minute de John Cage tirées de sa pièce Indeterminacy ainsi que des tangos argentins (datant des années 1930). Un critique "officiel" du festival écrivit: "Hélas, mardi soir, cela manquait de tension. C'était trop long, trop étendu et mis à part quelques moments d'extase, c'était ennuyeux et épuisant". La musique de Persépolis Event était composée de Signals et de Landrover, des compositions collaboratives de Cage, Tudor et Mumma, et du Rainforest (1968) de Tudor, qui "avait été joué avec une forêt de transducteurs électro-acoustiques d'une étrange conception, qui lui était propre", précise Mumma. Setterfield, elle, n'a pas oublié que danser aux ruines de Persépolis était certes "glorieux mais physiquement difficile [...] le sol était rocailleux. Par conséquent, on devait porter des chaussures". Le décor se résumait à des coussins gonflés à l'hélium, conçus par Andy Warhol, attachés aux vieux piliers du site pour les empêcher de s'envoler pendant la représentation. L'administrateur de la compagnie Jean Rigg se rappelle que le "vent se leva et beaucoup de ballons se détachèrent simplement, puis s'envolèrent [...] l'effet était génial". Le concert présentait l'Ambivex de Mumma ("une composition pour trompette [ou cornet] avec des modulations cybersoniques en direct") et une interprétation simultanée du Birdcage de Cage et du Monobird de Tudor. Birdcage (1972) est un collage "complexe, exubérant et joyeux" composé de sons d'extérieur, de "Cage chantant son "Mureaux" et [...] de sons ambiants".

Robert Gluck, traduit de l'anglais par Alan Elington, Le Festival des Arts de Chiraz-Persépolis, Les Avant-Gardes d'Occident en Iran dans les Années 1970 in Zamân n°4, Éditions MEKIC, Hiver 2011, p.91-98.

Article initialement publié dans Leonardo Journal, vol. 40, n°1, MIT Press, 2007.    


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