 |
| Umberto Eco, Une Liste Non-Normale, 2009. |
Mais revenons aux animaux de Borges, et répétons-en l'énumération, car il nous faut la relire avec attention: "appartenant à l'empereur; embaumés; apprivoisés; cochons de lait; sirènes; fabuleux; chiens en liberté; inclus dans la présente classification; qui s'agitent comme des fous; innombrables; dessinés avec un pinceau très fin de poil de chameau; et caetera; qui viennent de casser la cruche; qui de loin semblent être des mouches". Foucault observait que la "monstruosité que Borges fait circuler dans son énumération consiste au contraire en ceci que l'espace commun des rencontres s'y trouve lui-même ruiné. Ce qui est impossible, ce n'est pas le voisinage des choses, c'est le site lui-même où elles pourraient voisiner". La liste, en effet, défie tout critère raisonnable d'une théorie des ensembles, car il peut y avoir des sirènes innombrables, des chiens errants fabuleux et des cochons de lait appartenant à l'empereur qui viennent de casser la cruche, et surtout, on ne comprend pas le sens de cet et caetera qui n'est pas placé à la fin, en lieu et place d'autres éléments, mais parmi les éléments de la liste même. Mais il y a pire. Ce qui rend la liste vraiment inquiétante, c'est qu'elle inclut, parmi les éléments qu'elle classifie, même ceux qui sont compris dans la classification.
Ici, le lecteur naïf, tout au plus, perd la tête. Mais le lecteur expert en logique des ensembles éprouve le vertige qu'avait en son temps ressenti Frege face à l'objection du jeune Russell. Posons qu'un ensemble est normal quand il ne se comprend pas lui-même. L'ensemble de tous les chats n'est pas un chat, mais bien un concept, et nous pourrions représenter la situation comme dans la figure 1, où G majuscule symbolise le concept de chat qui réunit tous les individus g, des chats réels qui existent ou n'ont jamais existé ou existeront. Mais il y a aussi des ensembles (dits non-normaux) qui sont des éléments d'eux-mêmes. Par exemple, l'ensemble de tous les concepts est un concept et l'ensemble de tous les ensembles infinis est un ensemble infini. En entendant par X l'ensemble et par x ses éléments, nous devrions donc représenter cette situation dans la figure 2.
Maintenant, comment est l'ensemble des ensembles normaux? Si c'était un ensemble normal et qu'il se présentait comme dans la figure 1, nous aurions un ensemble incomplet, car il ne se comprend pas aussi lui-même. Si c'était un ensemble non-normal et qu'il se présentait comme dans la figure 2, nous aurions inclus aussi un ensemble non-normal. Il en découle un paradoxe.
Borges n'a rien fait d'autre que le mettre en scène. Ou l'ensemble des animaux est un ensemble normal, et alors il ne doit pas se contenir lui-même, tandis que, dans la liste de Borges, c'est ce qui se passe. Mais si c'était un ensemble non normal, la liste serait inconséquente, car parmi les animaux, quelque chose apparaîtrait qui n'est pas animale, puisque c'est un ensemble.
Avec la classification de Borges, la poétique de la liste atteint son plus haut degré d'hérésie et bafoue tout ordre logique préconstitué. Cela nous fait penser à la prière et au défi d'Apollinaire dans La Jolie Rousse:
Vous dont la bouche est faite à l'image de celle de Dieu
Bouche qui est l'ordre même
Soyez indulgent quand vous nous comparez
À ceux qui furent la perfection de l'ordre
Nous qui quêtons partout l'aventure
Nous ne sommes pas vos ennemis
Nous voulons vous donner de vastes et d'étranges domaines
Où le mystère en fleurs s'offre à qui veut le cueillir
Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues
Mille phantasmes impondérables
Auxquels il faut donner de la réalité
[...]
Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières
De l'illimité et de l'avenir
Pitié à nos erreurs, pitié pour nos péchés
[...]
Car il y a tant de choses que je n'ose vous dire
Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire
Ayez pitié de moi
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire