samedi 6 août 2011

Lois & Présences.

Robert Fludd, Histoire métaphysique, physique et technique de l'un et l'autre monde, à savoir du grand et du petit, 1617-1624.

Pourquoi ce titre, L'inachevable? Et pourquoi avez-vous choisi de répondre par écrit à mes questions ? Comme si vous teniez l'entretien pour une sorte de genre littéraire?

Yves Bonnefoy. Pourquoi ? Parce qu'il ne s'agit que de la poésie, dans L'inachevable, et que l'inachèvement, à jamais, c'est ce qui caractérise la poésie. La poésie ? Ce n'est pas ajouter des livres à d'autres, sur des rayons de bibliothèque, pour faire avec eux une littérature, et son histoire, et de la culture, autrement dit de la mort, non, c'est tenter de rendre aux mots la pleine mémoire de ce qu'ils nomment : ces choses simples qui sont de l'infini, de la vie, quand on les perçoit dans leur immédiateté, mais que notre discours conceptualisé, tout analytique, remplace par ses schèmes, ses abstractions. Et ce projet, c'est évidemment une tâche qu'on n'en finira pas d'accomplir, puisque le langage ne peut prendre forme qu'en différenciant les figures dont il va faire son monde, ce qui le conduit à définir, classer, substituer des lois à des présences. La poésie tente de remonter ce courant, elle ne le peut, elle doit chercher des façons indirectes d'être la mémoire de l'immédiat, de réveiller l'être parlant de son sommeil conceptuel, et même ce travail du négatif, c'est difficile, c'est sans fin, d'autant que la pensée ambiante, dans des sociétés occupées à tout autre chose, cherche sans fin aussi à étouffer cette voix. Une situation où ce qui va importer surtout, c'est la lucidité de qui oeuvre, son obstination à comprendre qu'il y a dans les mots, les pensées, même les émotions de chaque moment de sa vie, des forces qui le détournent de l'intuition qui l'anime.

D'où l'intérêt qu'il y a, pour qui se soucie de la poésie, à écouter les questions qui lui sont posées, c'est une occasion de prendre conscience de ce qui, dans sa réflexion ou même au plus intime de son existence de chaque jour, veut lui faire oublier ce devoir de lucidité, c'est-à-dire abandonner sa grande espérance. L'entretien est une chance, si toutefois on sait la saisir. Et c'est pourquoi - me voici à répondre à votre premier étonnement - je tiens beaucoup à m'attacher par écrit à ces questions qui sont si utiles. Seulement parler, n'aborder que dans la conversation les problèmes qu'on aperçoit, c'est trop prendre le risque de s'en remettre à ce qui vient alors facilement à l'esprit, les pensées que l'on a déjà, les enchaînements qui se sont établis entre elles et qui si facilement forment système, renforçant ce conceptuel que la poésie cherche à transgresser. Il faut se donner les moyens, et donc le temps, de critiquer son propre penchant aux cohérences jamais assez vérifiées. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu'il me suffira de rédiger mes réponses pour être plus véridique.

Mais au moins j'aurai rencontré plus directement, et de façon plus visible, mes contradictions, mes aveuglements. Ce qui rapprochera l'entretien des autres sortes d'écrits dont je suis capable, et lui permettra d'ailleurs de se nourrir d'eux, ou, au contraire, de se glisser parmi eux, pour inquiéter, par la réflexion et ses apports éventuels, les rêves de la fiction, par exemple. Il n'y a d'écriture sérieuse, dans notre modernité, que si invention et critique, imagination et anamnèse, n'hésitent pas à se mêler et donc dialoguer dans le moindre écrit : à le rendre alors aussi important, par de la vérité en puissance, que les projets les plus ambitieux.

(…)

En quoi considérez-vous la poésie comme une forme de la pensée ? Aide-t-elle à (pour reprendre une expression du langage courant) "penser le monde"?

Y.B. Je suis tenté de ne pas répondre à cette question, parce qu'en matière d'hypothèses sur la nature de la poésie, et en particulier sa relation avec la pensée, je me suis déjà beaucoup exprimé, avec le sentiment, évidemment grandissant avec les années, que je me répète et, pire, que je fais un dogme et une leçon de ce que je ressens pourtant, croyez-moi, comme une source jamais tarie d'étonnements, d'inquiétudes, de doutes, en tout cas d'insatisfaction. Quelques grandes convictions, oui, j'en ai, sur la question fondamentale de la place du conceptuel dans le mot, sur le rapport de représentation à présence, sur ce qu'est l'être, sur la volonté d'accéder à l'être par une lutte, de toutes parts, contre la dérive sans fin des déconstructions ; mais je les vois assiégées, dans les intrications du pensable, par la surabondance de ce qu'elles ne font que me permettre d'apercevoir. Et c'est d'ailleurs pour cela aussi que j'ai tendance à reprendre, à redire, certaines propositions. A chaque fois que j'ai à m'y référer j'éprouve d'abord le besoin de redécouvrir celles-ci dans le contexte nouveau, par des formulations attentives.

Mais une autre raison à ces reprises, et en fait la plus importante, c'est que mon point de vue sur la poésie, la sorte d'approche que j'en fais, ne sont nullement de ces idées que les lecteurs connaissent déjà, les acceptant ou les refusant, ce qui me permettrait de me contenter d'y faire allusion. Je vois bien qu'une autre pensée de la poésie prévaut, celle qui la ressent comme, soit sérieux soit ludique, un réseau de significations, au même titre que tous les autres ; et je dois reconnaître que cette conception est même si profondément enracinée dans les esprits qu'elle fait tout de suite oublier ce que pour ma part j'essaie de dire. D'où suit que je dois exposer l'essentiel de mes présupposés à chaque fois qu'une nouvelle curiosité - par exemple comprendre telle oeuvre particulière, ou un art comme tel, architecture, musique, récemment la photographie - m'incite à des réflexions qui ne sont que la conséquence de cette idée de la poésie.

Et au vu de votre question, qui porte sur l'essentiel, et puisque j'ai le désir de servir la poésie dans une société qui la méconnaît, je crois utile d'essayer de dire encore une fois ce que je tiens pour sa spécificité la plus radicale, à savoir qu'elle n'est nullement une forme de la pensée, avec comme toute pensée un souci de la vérité. Non, la poésie n'est pas, dans la profondeur des poèmes, la formulation, soit directement conceptuelle, soit symbolique ou allégorique, d'une vérité de la vie ou de l'être au monde. Et elle n'est même pas la sorte d'écriture qui permettrait de dire mieux que les autres les pensées de notre vie quotidienne. Il y a bien des pensées, dans les poèmes, c'est l'évidence même, et souvent des pensées de grande portée, mais ce sont là des pensées propres au poème, à son auteur, non ce que voudrait le poétique en son être à lui. De même que les pensées qu'exprime telle façade - ceci est un musée, l'art est important, un certain pouvoir le revendique, etc. - ne sont pas l'architecture en son vouloir propre, lequel est seul à donner à ce monument sa seule beauté vraiment spécifique.

Je fais cette comparaison parce qu'elle met sur la voie de ce qu'est la poésie, dans son rapport avec la pensée. Le langage, c'est assurément pour communiquer, et la parole, cela porte alors de la signification, de la signification conceptuelle, mais la poésie, c'est pour rendre aux mots - dont cet emploi conceptuel prive qui s'y prête d'avoir plein rapport aux choses, disons l'arbre en toutes ses branches, toutes ses feuilles, et en sa place ici, maintenant, à ce détour du chemin - cette capacité de susciter des présences que la signification, et sa pensée, abolissent. Et que fait-elle, alors, la poésie ? Elle tente de réveiller ces présences dormantes sous les concepts, ce qui nous rend présents à nous-mêmes, qui alors ne sommes plus dans l'espace de la matière mais dans un lieu, elle substitue ce lieu au dehors du monde, elle fait de ce dehors une terre. La poésie n'est pas un dire, mais un déblaiement, une instauration. En cela le même silence que dans le maçon d'autrefois qui triait les pierres, les soupesait, les rapprochait les unes des autres dans la courbe du mur s'orientant vers la clef de voûte.

Vous avez écrit de la poésie, des essais, et traduit de nombreux textes. Avez-vous le sentiment qu'il y ait un lien, une unité, entre tous vos livres ?

Y.B. Oui, certainement. Mais je ne m'étonne pas que vous me posiez cette question car il y a dans ce que j'ai publié une diversité de plans et de sortes d'écritures qui peut sembler du désordre, et aller à hue et à dia. Moi, qui vois la chose de par le dedans, j'ai plutôt tendance à y reconnaître, au moins au premier regard, une unité, oui, et un ordre.

Dans les premières années de mon activité d'écrivain je me disais que je ne publierais qu'un seul livre. Désirant la poésie, je ne songeais qu'à celle-ci, qui est indécomposable et ne peut donc donner lieu, me semblait-il, qu'à un texte unique dont la publication, probablement morcelée du fait de la durée du travail, aboutirait un jour, naturellement, à ce livre-somme pour lequel j'acceptais le risque, si c'en est un, qu'il se réduise à seulement quelques pages, mais alors authentiquement, spécifiquement, poésie.

Mais comment tenter d'être poète, dans une langue articulée et obnubilée par les réseaux de plus en plus serrés de la signifiance conceptuelle, qui schématise et généralise, sans prendre conscience de la différence du poétique et constater qu'il est de son intérêt, menacé comme il est, voire censuré, qu'on comprenne mieux ses motivations et ses voies ? Et puisqu'on ne comprend bien qu'en écrivant, c'est donc avoir à envisager une prose de réflexion, complément que l'on découvre alors obligé de l'élaboration des poèmes. Baudelaire a vécu cela, mais déjà Dante l'avait fait, qui fraya la voie de sa terza rima par une réflexion tout à fait analytique sur la valeur relative du latin et de la langue vulgaire.

La parole critique accompagne la poésie. Mais il n'y a de philosophie de la poésie tant soit peu sérieuse que si celui qui s'y livre soumet ses intuitions et ses hypothèses aux enseignements que dispensent les oeuvres d'autres poètes, seul lieu de préservation de la complexité des problèmes, et comment donc réfléchir à la poésie sans penser d'abord à ceux qui l'ont affrontée, quitte parfois à vaciller et tomber, mais de façon toujours irremplaçablement signifiante ? Dès publiés mes premiers poèmes je me suis rendu à cette évidence, par un premier essai sur Les Fleurs du Mal, puis un petit livre sur Rimbaud, après quoi ce fut, allant d'un poète à un autre, une sorte de triangulation qui m'a fait m'attacher à Shakespeare ou l'Arioste, à Racine, à Mallarmé ou Laforgue, aussi à Bashô, et rend compte d'une part importante des écrits qu'on voit dans ma bibliographie.

Et une autre de ces parts ? Eh bien, c'est qu'on ne peut penser à la poésie sans rencontrer la peinture, cet autre champ de la transgression des concepts, alors, comment ne pas aller voir de ce côté-là, s'assujettissant au passage à quelques travaux plus étroitement historiques pour mieux déboucher dans le lieu des peintres ? Je trouve on ne peut plus naturel, du point de vue de la poésie, d'avoir tenté l'étude de quelques-uns de ceux-ci, d'autant qu'il me semble que la Renaissance - que j'entends au sens large, de Giotto à la mort de Poussin - a lancé une dialectique qu'on peut entendre comme un déploiement cohérent des contradictions inhérentes à la visée poétique.

Et traduire, alors ? Pourquoi ne pas traduire des poètes d'une autre langue, puisque sortir de la sienne, c'est rencontrer sous de nouveaux angles le travail de la pensée conceptuelle, ce qui relativise celui-ci et encourage donc à la poésie ? Il faut traduire, si on se veut un témoin de la poésie, traduire et, bien sûr, réfléchir à la traduction, décider du champ et des lois de la traduction de la poésie... Vous le voyez, je me sens à mon aise dans l'espace de mes écrits, je suis tenté de le voir comme une arborescence à partir d'une unique et nécessaire racine. Ce qui ne signifie pas que je sois en paix avec cet ensemble. Car c'est évidemment au sein même de chacune de ses parties que peut se rencontrer le désordre, désordre, cette fois bien plus dangereux, de la pensée au travail. A ce plan je ne prétends pas à l'unité, je cherche bien plutôt quand l'occasion m'est donnée, et non sans perplexité, à comprendre si tant soit peu elle existe.

D'où la reprise que je fais aussi souvent que je puis de mes essais anciens dans de nouveaux livres. Non pour rien y changer, encore que je ne me prive pas d'en corriger les gaucheries de simple expression, mais pour me représenter un cheminement. Peut-être celui-ci pourra-t-il un jour se faire pour moi une ultime occasion de réflexion, avec quelques indications à offrir alors sur les lueurs mais aussi les pièges qui jalonnent le champ de la poésie.

Yves Bonnefoy (entretien réalisé par Philippe Delaroche et Baptiste Liger), Yves Bonnefoy: "L'inachèvement est ce qui caractérise la poésie" in L'Express, 22 novembre 2010.

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