Andreï Tarkovsky, Boat, 1979. |
Teiji Itoh
(né en 1922)
LA CÉRÉMONIE DU THÉ
L'historien contemporain Teiji Itoh explique dans son livre Jardins du Japon comment sa famille continuait la tradition de la cérémonie du thé dans les années trente. Trois siècles et demi après le Grand Maître Sen no Rikyu, le cérémonial de l'ère Momoyana s'était parfaitement conservé.
La propreté est de rigueur. L'hôte se lève de bonne heure, nettoie les tatami du salon, la salle de cérémonie du thé et le jardin, en commençant par le porche (roji-guchi). Il effectue cette tâche en partant des angles, vers le centre et le de haut en bas - c'est-à-dire, d'abord les branches, puis les arbustes et le sol. Mais il prend soin de ne pas altérer l'apparence naturelle par un nettoyage trop vigoureux. L'histoire du Grand Maître du thé Sen no Riyu cité plus haut (après avoir balayé le jardin, il secouait les branches des arbres pour créer une composition plus vraie) illustre l'état d'esprit que doit avoir l'hôte dans son travail.
Quand il a fini, il lave les arbres et les pierres, et en trois temps, asperge d'eau le jardin. Il enlève toute trace de boue et de poussière sur les pierres du jardin et les lanternes, époussette les motifs sculptés et la vasque rituelle (tsukubai). Les pierres de passage sont lavées pour qu'il soit possible d'y marcher pied nus (ce que personne ne fait) sans se salir.
Ensuite, l'hôte passe un chiffon mouillé sur la porte intérieure, les palissades, les sièges et les portes de l'abri et de la salle de cérémonie. Bien sûr le bois sera sec, mais le séchage est minuté afin qu'il soit encore légèrement humide pour donner une impression de propreté et de beauté aux invités quand ils arriveront. [...]
Avant d'être conduits dans la salle utilisée pour la cérémonie du thé, tous les invités se rendent ensemble sous l'abri extérieur où leur hôte dispose un ensemble d'objets nécessaires à leur confort (un écritoire contenant une pierre à encre, un bâton d'encre, des pinceaux et du papier, de la poudre pour préparer du thé aromatisé, qu'ils auront peut-être envie de boire avant que leur hôte les appelle).
Les allées des pierres du jardin peuvent bifurquer à droite ou à gauche, ce qui rend difficile à un invité non initié le choix de la route à suivre. L'hôte indique le chemin correct en plaçant une pierre de la taille d'un poing entourée d'une corde noire appelée sekiori-ishi sur la pierre de passage qui doit être évitée. Quelquefois on utilise à la place trois bambous verte entrecroisés nommés sekimori-dake, reliés par une corde noire.
Les trois aspersions d'eau, mentionnés plus haut, ont chacune leur signification propre. Si, par exemple, l'espace devant la porte du jardin a été aspergé, les invités savent que leur hôte a terminé les préparatifs et qu'ils peuvent attendre. Il est évidemment gênant d'arriver en retard ou en avance à une cérémonie du thé. La coutume est de venir si possible quinze minutes avant l'heure du rendez-vous.
Ce n'est pas seulement le devant de la porte qui doit être aspergé, mais le jardin tout entier, pour créer une impression très particulière de fraicheur, rehaussées par la lumière du soleil ou les rougeoiements dansants des flammes des lanternes. Cette pratique, le sanro ou "trois rosées", sera différente selon la saison, le temps et l'heure.
L'eau est répandue généreusement dans les endroits ensoleillés, mais plus encore dans les endroits ombragés, pour offrir aux invités le spectacle rafraîchissant des gouttelettes d'eau tombant au milieu des feuilles. La vapeur de l'eau qui monte sous le soleil est un plaisir supplémentaire. On inonde encore plus le jardin l'été et pour les jours de beau temps que l'hiver et les jours couverts. On mouille abondamment les pierres, les arbres et le sol pour les cérémonies nocturnes, afin que la lumière des chandelles se reflète mieux le long de l'allée.
La première de ces trois aspersions - dite "première rosée" ou "eau de saturation" - a lieu lorsque le jardin a été nettoyé de façon qu'un tiers ait séché avant que les invités arrivent. Quand ils sont entrés et pendant qu'ils se dirigent vers l'abri, l'hôte doit s'activer. Il donne un dernier coup de balai dans la pièce pour la cérémonie du thé, s'assure de la bonne marche du feu, et contemple une dernière fois la disposition des menus objets et du rouleau vertical dans le renfoncement décoratif. Il brûle de l'encens sur les charbons de bois qui vont servir à chauffer l'eau du thé. Puis il se rend dans le jardin et, à l'aide d'une puisette, il répand de l'eau tout autour de la vasque de pierre rituelle. Il se rince la bouche, remplit la vasque avec l'eau du seau, replace la puisette correctement sur la vasque, et va déposer le seau à l'entrée du mizuya (pièce qui au nettoyage des objets et ustensiles nécessaires pour la cérémonie du thé).
Enfin, il ouvre la porte intérieure et salue ses invités pour la première fois. Tous s'inclinent silencieusement vers lui. Il leur rend leur salut dans le même silence, repart vers le mizuya, ferme la porte derrière lui et attend ses invités qui vont dans la pièce adjacente à la salle spécifique.
Dès qu'ils ne le voient plus, tous retournent à l'abri, excepté l'invité d'honneur. Celui-ci passe sous la porte intérieure, se lave les mains et rince sa bouche à la vasque rituelle, puis il se dirige vers la pièce du rituel. La seconde personne conviée le suit, ainsi que toutes les autres. La dernière empile proprement les coussins sur un coin du banc sous l'abri et referme la porte intérieure derrière elle. Dans la pièce, chacun admire les objets, le rouleau et les accessoires nécessaires à la cérémonie qui va suivre.
Ensuite l'hôte leur sert un repas kaiseki qui se compose de soupes, de poisson et de légumes: on offre à boire du saké. A la fin du repas on apporte de l'eau chaude dans une coupe à bec. Pendant que tous mangent, l'hôte sort dans le jardin pour la seconde aspersions et renouvelle l'eau de la vasque rituelle. (Il n'y a évidemment aucun besoin d'asperger de nouveau le jardin un jour de pluie, ou lorsque le sol est recouvert de neige, ce qui est déjà beau en soi). Il retourne ensuite dans la pièce juste au moment où ses invités terminent leur repas.
A son arrivée ceux-ci se retirent pour aller se reposer quelques instants sous l'abri du jardin intérieur. Entre-temps, l'hôte décroche le rouleau du renfoncement décoratif, le remplace par un bouquet et prépare la pièce pour la cérémonie du thé, que l'on va servir et boire. Quand tout est prêt, il frappe un coup de gong afin de demander à ses invités de revenir. Avant d'entrer, ceux-ci se lavent à nouveau les mains et se rincent la bouche avec l'eau de la vasque. A l'intérieur, ils examinent une nouvelle fois les objets qui ont été disposés. On prépare alors les deux sortes de thé qui vont être servies.
Quand le thé est bu, l'hôte procède à la troisième aspersion, cette fois des jardins intérieurs et extérieurs, et de l'espace situé devant la porte principale pour rafraîchir ces lieux avant le départ des invités. Du début à la fin, l'ensemble des opérations dure habituellement entre quatre heures et quatre heures et demie.
Jardins du Japon, p.148-149.
Avec Pierre Loti et Lafcadio Hearne, l'Europe jetait un regard nostalgique sur les jardins du vieux Japon qu'elle venait de contraindre à se moderniser. Que des écrivains esthètes aient senti l'appel d'un passé assez lointain pour correspondre à notre Moyen Âge, cela n'est pas pour surprendre. Chacun sait que le romantisme avait fait du retour au gothique l'un de ses chevaux de bataille et chacun sait aussi que les grandes oeuvres historiques avaient familiarisé le public avec le temps des cathédrales. L'oeuvre d'un Michelet, d'un Viollet-le-Duc, d'un Augustin Thierry sont pour beaucoup dans la curiosité dont a fait preuve le XIXe siècle pour les siècles que la Renaissance avait relégués dans les "Temps obscurs".
Nous sommes les héritiers des curiosités gothiques du XIXe siècle et nombreux sont les chercheurs qui souhaitent faire revivre l'image des jardins qui ont fait la transition - longue et parfois difficile - entre ceux de la civilisation romaine et les jardins d'agrément de la Renaissance.
Michel Baridon, Jardins des Horizons Lointains / Extrême-Orient - Le Japon in Les Jardins Paysagistes-Jardiniers-Poètes, Éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 1999, p.505-507.
[Musique: Koreless, Away, 2011.]
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