Ballaké Sissoko & Vincent Segal, Chamber Music, NØ FØRMAT!, 2009. |
380.
Le "voyageur" parle
Pour considérer à distance notre moralité européenne, pour la confronter avec d'autres moralités, antérieures ou futures, il faut procéder à la manière du voyageur qui cherche à se rendre compte de la hauteur des tours d'une cité: pour cela il quitte la cité. Des "pensées sur les préjugés moraux", pour qu'elles ne soient derechef des préjugés sur des préjugés, supposent une position en dehors de la morale, un quelconque au-delà du bien et du mal, vers lequel il faut monter, grimper, voler - et en l'occurrence dans tous les cas, un au-delà de notre notion du bien et du mal, une liberté à l'égard de toute "Europe", celle-ci considérée en tant que totalité des jugements de valeurs impératifs qui sont entrés dans notre sang. Que ce soit justement là-dehors et là-haut que l'on veuille se rendre, voilà peut-être une petite folie, l'exigence d'un singulier, d'un déraisonnable "tu dois" - car nous autres esprits connaissants, nous aussi avons nos idiosyncrasies du "self-arbitre" - : parvenir là-haut, la question est de savoir si on le peut. Ceci paraît dépendre de multiples conditions: l'essentiel est de savoir si nous sommes assez légers ou trop lourds - problème de notre "pesanteur spécifique". Il faut être très léger pour se laisser pousser par sa volonté de connaître jusque dans un pareil lointain et, pour ainsi dire, au-delà de son époque, afin d'acquérir un regard qui embrasse des millénaires, et d'avoir de surcroît le ciel pur dans ce regard! Il faut s'être détaché de tout ce qui justement nous oppresse, nous entrave, nous accable, nous alourdit, nous autres Européens. L'homme d'un pareil au-delà, qui veut discerner les suprêmes évaluations de valeur de son époque, doit au préalable "surmonter" l'esprit de cette époque au-dedans de lui-même - c'est son épreuve de force - et par conséquent non seulement son époque, mais aussi ses propres répugnances ressenties jusqu'alors pour cette époque, sa propre opposition contre elle, sa difficulté d'y vivre, son inactualité, son romantisme...
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, Éditions Christian Bourgeois, collection 10/18, 1882 (1990), p.408.
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