lundi 11 juillet 2011

In Memoriam.

Jirô Taniguchi, Le Sommet des Dieux, 2000-2003.

J’entendais des cris d’enfants, très haut sur la vieille route des nomades, et de légers éboulis sous le sabot des chèvres invisibles, qui résonnaient dans toute la passe en échos cristallins. J’ai passé une bonne heure immobile, saoulé par ce paysage apollinien. Devant cette prodigieuse enclume de terre et de roc, le monde de l’anecdote était comme aboli. L’étendue de la montagne, le ciel clair de décembre, la tiédeur de midi, le grésillement du narghilé et jusqu’aux sous qui sonnaient dans ma poche, devenaient les éléments d’une pièce où j’étais venu, à travers bien des obstacles, tenir mon rôle à temps. "Pérennité... Transparente évidence du monde... Appartenance paisible..." Moi non plus je ne sais comment dire... Car pour parler comme Plotin:  

Une tangente est un contact qu'on ne peut ni concevoir, ni formuler. 

Mais dix ans de voyage n'auraient pas pu payer cela. Ce jour là, j'ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s'en trouverait changée. Mais rien de cette nature n'est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant cette espèce d'insuffisance centrale de l'âme qu'il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre et qui paradoxalement est peut-être notre moteur le plus sûr.  

Nicolas Bouvier, L’Usage du Monde, Éditions Payot, 1963 (1992), p. 348.

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