lundi 25 juillet 2011

Dormance et Germination.

Anna Atkins, Fucus Vesiculosus var. Linearis, 1849-1850 (via H I C E T N U N C).

Aucune compétence particulière doit donc vous définir?

Absolument. Et d'abord pour des raisons de santé: j'ai toujours constaté que l'enfermement dans une discipline, un milieu, voire une activité particulière finissait par me donner un sentiment d'oppression presque physique. Même avec l'activité de noctambule qui a failli, un moment, m'absorber, ce fut le cas. Un ami m'avait donné alors un excellent conseil que, depuis, j'ai étendu à tout: "dans les bars, toujours près de la sortie". Du coup, dès que je suis pendant un peu trop longtemps au contact d'experts ou de spécialistes qui ne font qu'une seule chose, ne sont préoccupés que d'une seule chose, j'éprouve qu'il y a là quelque chose d'étriqué, un vrai rétrécissement non seulement spirituel mais aussi physique, spatial. Et à ce moment là, j'ai besoin de "sécher les cours" et de m'en aller. D'autant plus que je sais bien que la chose que je cherche n'habite jamais là mais presque toujours dans la maison d'à côté, ou trois pâtés plus loin.

Est-ce à dire que vous condamnez toute spécialisation, toute expertise?

Mais non, je ne condamne en rien les spécialités, ce serait absurde: il faut aussi savoir descendre et patienter. Ce ne sont pas les domaines du savoir qui sont à combattre, au contraire, il faut les enrichir, les élargir continûment. Ce que je redoute, par contre, c'est l'attitude experte, et la présomption de l'expertise. L'expert c'est celui qui ne sait absolument pas ce qu'il regarde ou ce qu'il manipule. Ce sont les experts (par exemple en économie) qui nous conduisent aujourd'hui au désastre. La meilleure définition de l'expert, c'est celui qui, en vérité, n'a l'expérience de rien. Ce qu'il refuse, ou ce dont il se prive, c'est la capacité d'être touché, atteint, séduit, débordé. Toucher à tout, et pourquoi pas, ce serait peut-être aussi répondre à tous ce qui nous touche. Quand, par exemple, je me rends dans une ville pour voir tel monument, je suis souvent attiré ailleurs et me retrouve dans des faubourgs qui se mettent à m'intéresser bien plus que l'a fait le monument et il faut bien, dès lors, que je me demande pourquoi. En suivant cette pente on pourrait aller jusqu'à dire qu'un véritable et authentique touche-à-tout serait peut-être le seul intellectuel entièrement sérieux. 

Un errant, alors?

Peut-être, même si l'errance est un mot qui a été instrumentalisé et qui demeure vague. Il ne faut ici je crois aucune nuance de misérabilisme ou d'héroïsation. Le seul enjeu dans cette affaire de "contre expertise", c'est, contre tout rabattement sur des questions de spécialité ou de milieu, de faire en sorte que la surface d'attention aux choses et aux autres soit la plus vaste possible.

La surface contre la profondeur?

Absolument. La profondeur est un mot redoutable. Parce qu'on ne la rencontre jamais, on ne rencontre que des surfaces. La profondeur est imaginable ou imaginaire, mais on n'a jamais affaire à elle, ou alors très peu, dans une rencontre réelle, que ce soit quelqu'un, avec un paysage ou même avec un verre d'eau.  Même la plus extrême attention ne pourra jamais faire qu'effleurer, et c'est uniquement cela, je crois, faire une expérience: ne faire qu'effleurer une choses, mais le faire bien, le faire lentement.

(...)

Est-ce que vous pouvez vous arrêter sur ces thèmes de la disparition et de la survivance qui traversent peut-être toutes vos oeuvres? En un sens, votre "activité" est un travail de mémoire que vous tenez à distinguer du "devoir de mémoire".

Je ne suis pas contre ce que peut impliquer parfois le devoir de mémoire mais contre l'expression, oui, aussi sotte que celle du développement durable. Devoir et mémoire sont des mots qui ne vont absolument pas ensemble. La mémoire est un continent mouvant, perpétuellement envahi, menacé, mais qu'on ne peut faire réagir à la commande: le souvenir est une puissance autonome, rebelle, et l'oubli n'est pas son contraire. Si l'on perd cela de vue, on perd aussi ce qui vient avec ce que contient le mot de dormance, qui provient des choses de la terre, où il désigne en agronomie la propriété qu'ont les graines et les semences de conserver pendant des années, sous une apparence inerte, leur pouvoir de germination. C'est la même chose avec ce que j'appelle les surfaces: elles sont toutes inondées de dormances qui peuvent être éveillées à tout moment, quelle que soit la distance de la semaison.

Cette dormance est donc un peu la métaphore de tout votre travail?

Oui, car conceptuellement cette définition-là peut être étendue à tous les signes enfouis qui nous entourent et qui sont en nombre infini. C'est exactement en ce sens que Novalis a pu écrire cette phrase formidable, qu'il faut citer intégralement: "Nous vivons dans un roman colossal (en grand et en petit)". Ce qui l'écrit, ce roman colossal, ce sont justement tous ces signes qui sont en dormance et dont le réveil toujours aléatoire est déterminé par toute une série de chemins, de tracés, de renvois. Ce qui revient à dire que le roman colossal - le poème - c'est à la fois cette prodigieuse masse endormie et tout ce qui s'éveille en elle. Tout le sens étant alors de faire que ces éveils prennent forme et sens au-delà des individualités, pour plus d'un seul. La manifestation de l'éveil devenant éveil pour plusieurs, et potentiellement pour tous. Je crois que c'est cela, l'art.

Donc une vaste métaphore agronomique?

Mais oui, pourquoi pas? On a besoin de métaphores, elles sont aussi des chemins vers le concept. Je pourrais en prendre une autre, par exemple une métaphore archéologique ou une métaphore photographique, ou une métaphore médicale (la symptomatique), et elles fonctionneraient toutes, bien qu'en des sens toujours un peu différents. Mais à chaque fois il s'agirait de tourner autour de cette même idée: dormance et éveil, éveil et dormance. j'y reviens: la dormance, loin d'empêcher l'éveil, le protège, comme une gangue, une enveloppe: sans oubli la mémoire serait impraticable, et de la même manière sans dormance il n'y aurait pas d'éveil. C'est bien pour cela, encore une fois, que je suis si sensible à certains aspects du travail de Didi-Huberman. Lui a trouvé son concept de survivance d'abord chez Warburg, tandis qu'avec l'éveil la référence est plutôt benjaminienne, mais il me semble que ce sont là des choses très proches, des gisements très voisins. Au-delà des références, ce qui importe ce sont les directions d'enquête et des modes de lecture du roman - le "roman colossal" toujours-déjà écrit dans lequel nous vivons.

Quelque chose d'inverse à une sémiotique: une historicité anarchique des signes plutôt qu'un système de significations?

Non, un affolement du sémiotique plutôt que sa négation. Et aussi son inscription dans l'histoire, et là, oui, cela vient de Benjamin. Sa plus grande idée est celle que l'histoire n'est jamais finie ou, plus précisément, que le passé demeure inachevé. Dans le rapport qu'une époque entretient avec elle-même, il y a toujours d'un côté ce qu'elle consomme et consume, et de l'autre ce reste, cet inachevé qui est très difficile à déterminer mais qu'on pourrait définir comme ce qu'elle n'a pas réalisé, ce à quoi elle a seulement pensé ou rêvé, et qui s'est déposé dans les oeuvres, en tout cas dans certaines oeuvres, mais aussi dans les paysages, les outils, les chants. Chaque époque dépose une couche qui reste en dormance pour plus tard. Et c'est alors qu'il faut être historien. L'historien, comme disait Benjamin, c'est celui qui convoque les morts au banquet des vivants. Et en particulier pour témoigner que ce à quoi ils avaient pensé n'est pas venu mais n'a pas disparu non plus, continue d'être là, est en latence et, d'une certaine manière, résiste. En ce sens, l'histoire est toujours un retour, mais qui est là pour réveiller cette formidable latence du passé et avec elle produire l'innovation.

Jean Christophe Bailly (entretien réalisé par Suzanne Doppelt, Jérôme Lèbre & Pierre Zaoui), Tout Passe, Rien ne Disparaît in Vacarme, n°50, hiver 2010.

Les cyanotypes d'Anna Atkins sont consultables ici.

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