vendredi 22 juillet 2011

Moralisme Humanitaire.

Patrick BureauL'Homme en Question, France 3, 27 novembre 1977.

Des désaffiliations des uns jusqu'aux clichés des autres sur la "fin des idéologies", la montée du désarroi intellectuel dans la France des années 1980 exigerait une véritable analyse historique, dont essayistes et magazines pointaient alors déjà certains facteurs connus - le triomphe social de l'individu (plutôt que le "retour du sujet"), la promotion de l'ironie et de l'insouciance festive comme valeurs-refuges, le nouveau réalisme anti-utopique lié à la hausse du chômage, ou encore la conversion des enfants du baby boom (et des agités de 1968) à une culture d'entreprise longtemps dédaignée. Le désarroi est lié à une recomposition en profondeur du champ intellectuel français, dont les positions dominantes sont peu à peu transférées de l'université alternative vers les médias officiels, d'une ultra-gauche sans étiquette aux nouveaux cercles du centre-gauche, et des critiques du capital et de la culture bourgeoise vers les nouvelles imprécations géopolitiques et humanitaires. Car un mélange de néokantisme républicain, dans le champ intellectuel, et d'une mobilisation "éthique" ponctuellement médiatisée comme forme ultime de rassemblement politique, explique alors l'essor, sur les ruines du tiers-mondisme, à la place laissée vide par la démobilisation intellectuelle, et dans les tribunes d'un débat déserté, d'une nouvelle idéologie consensuelle officiellement promue par les gouvernants - le moralisme humanitaire.

La question, ici, n'est pas celle de sa légitimité, ou des besoins de ses lointains "bénéficiaires". Elle est celle du rôle de référence qu'elle en est venue à jouer, remodelant les contours du champ intellectuel français et suscitant, autour des ONG comme horizon du nouveau biopouvoir humanitaire, une forme de médicalisation de la pensée politique - au moment où les multiculturalistes américains aussi bien que les marxistes britanniques, certes galvanisés chez eux par une pouvoir reagano-thatchérien plus clairement réactionnaire, stigmatisaient "mépris" occidental et "bonne conscience" bourgeoise derrière cette nouvelle vogue de philanthropie mondiale. L'ingérence humanitaire devient, pour ses idéologues français, le "onzième commandement"; elle joue bientôt dans le paysage intellectuel le rôle exact qui était celui de l'impératif de révolte pour la génération précédente. Une nouvelle "martyrologie" se met en place qui ne fait pas que combler un vide politique mais, plus tactiquement, frappe de nullité morale l'analyse idéologique ou la discussion critique qui tenteraient de la mettre en perspective - outre qu'elle offre, de Médecins du monde aux Restos du coeur, un écrasant plébiscite populaire au nouvel humanisme "postmétaphysique" défendu par les jeunes cerbères du champ intellectuel recomposé. Une "martyrologie" qui "[vit] de cadavres", et dont Deleuze attaquait dès 1977 la morale du ressentiment et le paternalisme censeur, sa façon de dérober la parole et de désamorcer la puissance d'affirmation (vitale, ou même révolutionnaire) des "victimes" en question: "Il a fallu que les victimes pensent et vivent tout autrement pour donner matière à ceux qui pleurent en leur nom, qui pensent en leur nom, et donnent des leçons en leur nom".

François CussetFrench Theory, Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les Mutations de la Vie Intellectuelle aux États-Unis, Éditions La Découverte, 2005, p.327-328.  

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