mardi 12 juillet 2011

Lyrisme Frugal.

Marc Garanger, Portrait de Chérid Barkaoun, 1960.

Ce n'est point un livre d'histoire. Le choix qu'on y trouvera n'a pas eu de règle plus importante que mon goût, mon plaisir, le rire, la surprise, un certain effroi ou quelque autre sentiment, dont j'aurais du mal peut-être à justifier l'intensité maintenant qu'est passé le premier moment de la découverte.

C'est une anthologie d'existences. Des vies de quelques lignes ou de quelques pages, des malheurs et des aventures sans nombre, ramassés en une poignée de mots. Vies brèves, rencontrées au hasard des livres et des documents. Des exempla, mais - à la différence de ceux que les sages recueillaient au cours de leurs lectures - ce sont des exemples qui portent moins de leçons à méditer que de brefs effets dont la force s'éteint presque aussitôt. Le terme de "nouvelle" me conviendrait assez pour les designer, par la double référence qu'il indique: à la rapidité du récit et à la réalité des évènements rapportés; car tel est dans ces textes le resserrement des choses dites qu'on ne sait pas si l'intensité qui les traverse tient plus à l'éclat des mots ou à la violence des faits qui se bousculent en eux. Des vies singulières, devenues, par je ne sais quel hasards, d'étranges poèmes, voilà ce que j'ai voulu rassembler en une sorte d'herbier.

L'idée m'en est venue un jour, je crois bien, où je lisais à la Bibliothèque nationale un registre d'internement rédigé au tout début du XVIIIe siècle. Il me semble même qu'elle m'est venue de la lecture que j'ai faite des deux notices que voici:

Mathurin Milan, mis à l'hôpital de Charenton le 31 août 1707: "Sa folie a toujours été de se cacher à sa famille, de mener à la campagne une vie obscure, d'avoir des procès, de prêter à usure et à fonds perdu, de promener son pauvre esprit dans des routes inconnues, et de se croire capable des plus grands emplois".

Jean Antoine Touzard, mis au château de Bicêtre le 21 avril 1701: "Récollet apostat, séditieux, capable des plus grands crimes, sodomite, athée si l'on peut l'être; c'est un véritable monstre d'abomination qu'il y aurait moins d'inconvénient d'étouffer que de laisser libre". 

Je serais embarrassé de dire ce qu'au juste j'ai éprouvé lorsque j'ai lu ces fragments et bien d'autres qui leur étaient semblables. Sans doute l'une de ces impressions dont on dit qu'elles sont "physiques" comme s'il pouvait y en avoir d'autres. Et j'avoue que ces "nouvelles", surgissant soudain à travers deux siècles et demi de silence, ont secoué en moi plus de fibres que ce qu'on appelle d'ordinaire la littérature, sans que je puisse dire aujourd'hui encore si m'a ému davantage la beauté de ce style classique, drapé en quelques phrases autour de personnages sans doute misérables, ou les excès, le mélange d'obstination sombre et de scélératesse de ces vies dont on sent, sous des mots lisses comme la pierre, la déroute et l'acharnement.

Il y a longtemps, pour un livre, j'ai utilisé de pareils documents. Si je l'ai fait alors, c'est sans doute à cause de cette vibration que j'éprouve aujourd'hui encore lorsqu'il m'arrive de rencontrer ces vies infimes devenues cendres dans les quelques phrases qui les ont abattues. Le rêve aurait été de restituer leur intensité dans une analyse. Faute de talent nécessaire, j'ai donc longtemps remâché la seule analyse; pris les textes dans leur sécheresse; cherché quelle avait été leur raison d'être, à quelles institutions ou à quelle pratique politique ils se référaient; entrepris de savoir pourquoi il avait été soudain si important dans une société comme la nôtre que soient "étouffés" (comme on étouffe un cri, un feu ou un animal) un moine scandaleux ou un usurier fantasque et inconséquent; j'ai cherché la raison pour laquelle on avait voulu empêcher avec tant de zèle les pauvres esprits de se promener sur les routes inconnues. Mais les intensités premières qui m'avaient motivé restaient au-dehors. Et puisqu'il y avait risque qu'elles ne passent point dans l'ordre des raisons, puisque mon discours était incapable de les porter comme il aurait fallu, le mieux n'était-il pas de les laisser dans la forme même qui me les avait fait éprouver?

De là l'idée de ce recueil, fait un peu selon l'occasion. Recueil qui s'est composé sans hâte et sans but clairement défini. Longtemps j'ai songé à le présenter selon un ordre systématique, avec quelques rudiments d'explication et de manière qu'il puisse manifester un minimum de signification historique. J'y ai renoncé, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai tout à l'heure; je me suis résolu à rassembler tout simplement un certain nombre de textes, pour l'intensité qu'ils me paraissaient avoir; je les ai accompagnés de quelques préliminaires; et je les ai distribués de manière à préserver - selon moi, le moins mal possible - l'effet de chacun. Mon insuffisance m'a voué au lyrisme frugal de la citation.

Michel Foucault, La Vie des Hommes Infâmes in Archives de l'Infamie, Éditions Les Prairies Ordinaires, 1977 (2009), p.7-9.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire