samedi 16 juillet 2011

Imagination Miniaturante.

Charles & Ray Eames, Powers of Ten, 1977.

Comme deuxième exemple de miniature littéraire valorisée, nous allons suivre la rêverie d'un botaniste. L'âme botanique se complaît dans cette miniature d'être qu'est une fleur. Le botaniste utilise ingénument les mots correspondant à des choses de grandeur courante pour décrire l'intimité florale. On peut lire dans le Dictionnaire de Botanique Chrétienne, qui est un volumineux tome de la Nouvelle Encyclopédie Théologique, éditée en 1851, à l'article Epiaire, cette description de la fleur de stachys d'Allemagne:

"Ces fleurs élevées dans des berceaux de coton, sont petites, délicates, couleur de rose et blanches... J'enlève le petit calice avec ce réseau de longue soie qui le recouvre... La lèvre inférieure de la fleur est droite et un peu recourbée; elle est d'un rose vif intérieurement et couverte à l'extérieur d'une fourrure épaisse. Toute cette plante échauffe lorsqu'on y touche. Elle a un petit costume bien hyperboréen. Les quatre petites étamines sont comme des petites brosses jaunes". Jusqu'ici, le texte peut passer pour objectif. Mais il ne tarde pas à se psychologiser. Progressivement, une rêverie accompagne la description: "Les quatre étamines se tiennent droites et en fort bonne intelligence dans l'espèce de petite niche que forme la lèvre inférieure. Elles sont là bien chaudement dans de petites casemates bien matelassées. Le petit pistil est respectueusement à leurs pieds, mais comme sa taille est fort petite, il faut pour lui parler, qu'à leur tour, elles plient les genoux. Les petites femmes ont bien de l'importance; et celles dont le ton paraît le plus humble ont souvent une conduite bien absolue dans leur ménage. Les quatre semences nues restent au fond du calice et s'y élèvent, comme aux Indes les enfants se bercent dans un hamac. Chaque étamine reconnaît son ouvrage, et la jalousie ne peut exister". 

Ainsi, dans la fleur, le savant botaniste a trouvé la miniature d'une vie conjugale, il a senti la douce chaleur gardée par une fourrure, il a vu le hamac qui berce la graine. De l'harmonie des formes, il a conclu au bien-être de la demeure. Faut-il souligner que, comme dans le texte de Cyrano, la douce chaleur des régions enfermées est le premier indice de l'intimité? Cette intimité chaude est la racine de toutes les images. Les images - on le voit de reste - ne correspondent plus à aucune réalité. Sous la loupe, on pouvait encore reconnaître la petite brosse jaune des étamines, mais aucun observateur ne saurait voir le moindre élément réel pour justifier les images psychologiques accumulées par le narrateur de la Botanique chrétienne. Il est à penser que s'il s'était agi d'un objet de dimension courante, le narrateur eût été plus prudent. Mais il est entré dans une miniature et aussitôt les images se sont mises à foisonner, à grandir, à s'évader. Le grand sort du petit, non pas par la loi logique d'une dialectique des contraires, mais grâce à la libération de toutes les obligations des dimensions, libération qui est la caractéristique même de l'activité d'imagination. A l'article Pervenche, dans le même dictionnaire de botanique chrétienne, on lit: "Lecteur, étudiez la Pervenche en détail, vous verrez combien le détail grandit les objets".

En deux lignes, l'homme à la loupe exprime une grande loi psychologique. Il nous place à un point sensible de l'objectivité, au moment où il faut accueillir le détail inaperçu et le dominer. La loupe conditionne, dans cette expérience, une entrée dans le monde. L'homme à la loupe n'est pas ici le vieillard qui veut, contre des yeux las de voir, lire encore son journal. L'homme à loupe prend le Monde comme une nouveauté. S'il nous faisait confidence de ses découvertes vécues, il nous donnerait des documents de phénoménologie pure, où la découverte du monde, où l'entrée dans le monde, serait plus qu'un mot usé, plus qu'un mot terni par son usage philosophique si fréquent. Souvent, le philosophe décrit phénoménologiquement son "entrée dans la monde", son "être dans le monde" sous le signe d'un objet familier. Il décrit phénoménologiquement son encrier. Un pauvre objet est alors le concierge du vaste monde.

L'homme à la loupe barre - bien simplement - le monde familier. Il est regard frais devant objet neuf. La loupe du botaniste, c'est l'enfance retrouvée. Elle redonne au botaniste le regard agrandissant de l'enfant. Avec elle, il rentre au jardin, dans le jardin

où les enfants regardent grand

Ainsi le minuscule, porte étroite s'il en est, ouvre un monde. Le détail d'une chose peut être le signe d'un monde nouveau, d'un monde qui comme tous les mondes, contient les attributs de la grandeur.   

La miniature est un des gîtes de la grandeur. 

(...)

Ce n'est pas sans scrupule que nous avons reproduit un peu plus haut la longue description du botaniste de la Nouvelle Encyclopédie Théologique. La page abandonne trop vite le germe de la rêverie. Elle bavarde. On l'accueille quand on a le temps de plaisanter. On la congédie quand on veut retrouver les germes vivants de l'imaginaire. C'est, si l'on ose dire, une miniature faite avec de gros morceaux. Il nous faut trouver un meilleur contact avec l'imagination miniaturante. Nous ne pouvons, philosophe en chambre que nous sommes, bénéficier de la contemplation des œuvres peintes des miniaturistes du moyen âge, ce grand temps des patiences solitaires. Mais nous imaginons très précisément cette patience. Elle met la paix dans les doigts. A l'imaginer seulement, la paix envahit l'âme. Toutes les petites choses demandent la lenteur. Il a bien fallu se donner un grand loisir dans la chambre tranquille pour miniaturiser le monde. Il faut aimer l'espace pour le décrire si minutieusement comme s'il y avait des molécules de monde, pour enfermer tout un spectacle dans une molécule de dessin. Dans cet exploit, quelle dialectique de l'intuition qui toujours voit grand et du travail hostile aux envolées. Les intuitionnistes, en effet, se donnent tout d'un seul regard, alors que les détails se découvrent et s'ordonnent les uns après les autres, patiemment, avec la malice discursive du fin miniaturiste. Il semble que le miniaturiste mette au défi la paresseuse contemplation du philosophe intuitionniste. Ne lui dit-il pas; "Vous n'auriez pas vu cela! Prenez le temps de voir toutes ces petites choses qui ne peuvent se contempler dans leur ensemble". Dans la contemplation de la miniature, il faut une attention rebondissante pour intégrer le détail. 

Gaston Bachelard, La Poétique de l'Espace, Éditions des Presses Universitaires de France, collection Quadrige, 1957 (2008), p.144-149.

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