dimanche 3 juillet 2011

Présence Insensée.

Pantha du Prince, Black Noise, Rough Trade, 2010.


L'époque, notre époque, celle du stockage des informations dans la mémoire des ordinateurs, celle de l'exploration des traces mnésiques sur le divan, s'est curieusement imposée à toutes les consciences comme un ici-maintenant définitif, surface de table rase, passé forclos, compulsion de ruptures. Une seule échappatoire, par conséquent: le futur. D'où la présence de ce point de fuite permanent dans les entreprises d'avant-gardes, la présence de ce futur comme projet répondant au bouchage d'un autre orifice, l'orifice par où aurait pu filtrer quelque chose remontant à l'immémorial. Le délire "progressiste" de tous les mouvements modernes est la conséquence manifestée, la mise en évidence de la présence de cet oubli. Une intense propagande a tendu à faire consister le moderne, la modernité en tant que telle, et c'est du fond de cette propagande tendant aussi à faire consister le corps des contemporains pris dans cette modernité, que les avant-gardes ont parlé. Le présent est devenu anticipation au lieu d'être mémoire. Le présent est devenu roman d'anticipation. Le XXe siècle s'est déroulé comme un roman d'anticipation (et on sait que les chapitres les plus marquants, les grandes "scènes" de ce roman ont été celles où l'anticipation s'est réalisée dans la concentration des camps). Et les écrivains du XXe siècle se sont trouvés entraînés dans ce mouvement. Rares sont ceux qui, l'ayant vu, ont su y résister. L'avant-garde du XXe siècle, c'est le règne de la littérature d'anticipation, une anticipation qui s'attaque au problème de l'anticipation de l'intérieur, si je puis dire, qui s'ignore comme telle et à côté de quoi les écrits d'anticipation proprement dits font seulement figure de symptômes. Je vois dans cette anticipation fondée sur l'oubli l'origine même de la difficulté dont je parlais de cerner le XXe siècle comme un siècle. On ne peut pas, du fond de l'oubli comme siècle, comprendre que c'est l'oubli qui a eu lieu, qui a pris la forme d'un siècle. Il faudrait commencer par se souvenir, et par conséquent sortir du théâtre d'ombres de l'oubli, prendre appui sur un point hors siècle, hors oubli, cesser d'être l'incarnation de l'oubli, c'est-à-dire la mémoire elle-même s'ignorant comme telle, se parlant comme dilatation d'avenir. Bien entendu, je n'ai ici en vue que les programmes des avant-gardes. Beaucoup d'œuvres prises séparément permettraient de démontrer qu'à l'inverse des projets de table rase manifeste, se jouent de secrètes remémorations. Mais ce sont souvent des remémorations difficiles, parfois honteuses, qui passent par des résurrections de l'alchimie ou de l'ésotérisme, et qui justifient la réponse de Bataille à qui on demandait de participer à des assises surréalistes: "Beaucoup trop d'emmerdeurs idéalistes!"

[...] Je parle donc de ce qui se passe dans ce trou, dans ce XXe siècle, dans ce trou du XXe siècle où il est évident qu'aucune avant-garde en corps constitué n'est parvenue à faire trou. Bien entendu, il s'agit d'un trou particulièrement plein, plein de monde, complet au sens où on parle d'établissements qui affichent complet. Tellement complet qu'il semble n'avoir besoin de rien. J'ai essayé ailleurs, naguère, de parler de cette histoire de trou du monde plein de nombres, en proposant d'y voir une application en actes, actuelle, de la pensée du multiple, et en suggérant que c'est depuis la connaissance de ce multiple que quelque chose comme l'Un, l'unique, l'indivisible, l'être sans épaisseur organique, peut être connu, non plus subi dans la souffrance ignorante. Il y a un philosophe (Inge, dans The Philosophy of Plotinius) qui a suggéré que toutes ces histoires entre l'Un et le multiple autour desquelles la philosophie n'a cessé de tourner n'auraient pas eu raison d'être si les Grecs avaient eu le symbole zéro. Mais les Grecs n'avaient pas le zéro et c'est l'Un que Plotin a choisi à la place pour désigner l'absolu. Il faudra attendre Scot Erigène, beaucoup plus tard, pour retrouver cela sous la forme du terme nihil. Quoi qu'il en soit, c'est ce nihil, ce zéro que j'ai en vue quand je parle de quelque chose qu'on aurait oublié. Il y a pour la pensée un itinéraire possible, allant du multiple au nihil, et qui n'a rien à voir avec l'itinéraire des avant-gardes prises entre la technique connue-méconnue et le futur utopique de transformation sociale. Seule la présence de l'insensé conduit à penser dans tous ses détails une absence.

Philippe Murray, L'Avant-Garde Rend mais ne se Meurt pas in Essais, Éditions Les Belles Lettres, 2010, p.619-620. 

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