jeudi 7 juillet 2011

Pulsion Scopique.

Photographie non attribuée, Philippe Petit traversant le World Trade Center, 1974.

Être élevé au sommet du World Trade Center, c'est être enlevé à l'emprise de la ville. Le corps n'est plus enlacé par les rues qui le tournent et le retournent selon une loi anonyme; ni possédé, joueur ou joué, par la rumeur de tant de différences et par la nervosité du trafic new-yorkais. Celui qui monte là-haut sort de la masse qui emporte et brasse en elle-même toute identité d'auteurs ou de spectateurs. Icare au-dessus de ces eaux, il peut ignorer les ruses de Dédale en des labyrinthes mobiles et sans fin. Son élévation le transfigure en voyeur. Elle le met à distance. Elle le mue en un texte qu'on a devant soi, sous les yeux, le monde qui ensorcelait et dont on était "possédé". Elle permet de le lire, d'être un Œil solaire, un regard de dieu. Exaltation d'une pulsion scopique et gnostique. N'être que ce point voyant, c'est la fiction du savoir. 

Faudra-t-il ensuite retomber dans le sombre espace où circulent des foules qui, visibles d'en haut, en bas ne voient pas? Chute d'Icare. Au 110e étage, une affiche, tel un sphinx, propose une énigme au piéton un instant changé en visionnaire: It's hard to be down when you're up.

La volonté de voir la ville a précédé les moyens de la satisfaire. Les peintures médiévales ou renaissantes figuraient la cité vue en perspective par l'œil qui pourtant n'avait encore jamais existé. Elles inventaient à la fois le survol de la ville et le panorama qu'il rendait possible. Cette fiction muait déjà le spectateur médiéval en œil céleste. Elle faisait des dieux. En va-t-il différemment depuis que des procédures techniques ont organisé un "pouvoir omni-regardant"? L'œil totalisant imaginé par les peintres d'antan survit dans nos réalisations. La même pulsion scopique hante les usagers des productions architecturales en matérialisant aujourd'hui l'utopie qui hier n'était que peinte. La tour de 420 mètres qui sert de proue à Manhattan continue à construire la fiction qui crée des lecteurs, qui mue en lisibilité la complexité de la ville et fige en texte transparent son opaque mobilité. 

Michel de Certeau, L'Invention du Quotidien, 1. Arts de Faire, Éditions Gallimard, collection Folio Essais, 1990, p.140-141.

Voir également ici.

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