Borges, la littérature prophylactique
Les faibles, les réactifs saboteraient donc l'industrie et son arithmétique qui n'entend rien à la soustraction. Les choses ne sont pas si simples. Et il est simpliste de réduire Borges au prétendu paradoxe fondateur de son œuvre. C'est en effet par des livres que l'auteur du Pierre Ménard, Auteur du "Quichotte" n'a eu de cesse de stigmatiser l'inutile et prétentieux effort de leur production. C'est, en effet, au moyen d'opuscules inédits, par quelques généreuses volées de volumes qu'il en appelle au silence et recommande à notre mansuétude les étagères déjà par trop surchargées de la bibliothèque de Babel. "N'en jetez plus". S'arrêter à cela qui semblerait constituer une contradiction, c'est méconnaître le projet borgésien, c'est lire Borges comme étant un auteur plutôt que comme un lecteur, en l'occurrence "l'imparfait bibliothécaire" confronté à l'illisibilité des savoirs, immergé dans la somme toujours déjà existante des textes. Le caractère total de la Bibliothèque (que d'autres appellent l'Univers), acquis de toute éternité, intimant d'ailleurs en premier lieu l'idée que la lecture précède nécessairement l'écriture et que celle-ci, de fait, ne pourra échapper à la simple réécriture, à la version. L'auteur de l'Histoire Universelle de l'Infamie ne dit pas tant qu'il n'est plus envisageable d'écrire, aujourd'hui, mais plutôt que, de tout temps, écrire n'a toujours impliqué que lecture et réécriture, et que par la même cette décision d'écrire peut être, à chaque instant, et depuis toujours, questionnée quant à sa nécessité.
"Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer en cinq cents pages une idée que l'on peut très bien exposer oralement en quelques minutes. Mieux vaut feindre que ces livres existent déjà, et en offrir un résumé, un commentaire". C'est de là qu'il faut partir pour saisir le projet borgésien, lequel ne recoupe qu'un nombre infime de points de l'univers blanchotien. Pour Borges, le livre ne se peut concevoir à venir. Ainsi, l'ensemble des textes existants matériellement, signés Jorge Luis Borges, a moins pour fonction d'introduire un nouveau nom dans les histoires de la littérature que d'économiser mille ouvrages aux rayons de la Bibliothèque. Les Chroniques de Bustos Domecq consistent ainsi en une galerie d'artistes a priori fictifs dont l'œuvre, gigantesque pour la plupart, nous est livrée en quelques pages précises et économes. Plus Borges écrit plus il économise, non plus en réduisant le champ des possibles littéraires, mais en démontrant que ces possibles, parce que possibles, se doivent d'être considérés comme épuisés.
Concrètement, prenons une édition française de ces Chroniques, écrites en collaboration avec son ami A. Bioy Casares. Signalons au passage, puisqu'il nous faut ici être précis, que le cas de figure d'un ouvrage signé par deux auteurs, au lieu de deux objets distincts, représente déjà une économie non négligeable dans la perspective de la Bibliothèque.
Le premier article des Chroniques rend un hommage appuyé à César Paladion. Celui que nombre de critiques accusèrent à l'époque de plagiat, parce qu'il aurait "recopié" l'Emile, Egmont, Les Thébéennes (tome II), La Case de l'Oncle Tom, le De Divinatione (en latin), entreprenant un Évangile selon Saint Luc que la mort interrompra, s'est avéré, suivant la lecture qu'en fit Farrell du Bosc, un merveilleux annexeur de textes. Reprenant à son compte non pas des vers, des strophes, mais des ouvrages dans leur intégralité, il sut élaborer une œuvre véritablement ouverte et éclectique. Or, des "onzes énormes volumes qu'il a laissés", le chroniqueur Borges en tire à peine sept pages, c'est-à-dire, toujours dans sa traduction française, à peine plus de huit mille signes.
Le second article salue la mémoire de Ramon Bonavena, immense chef de file de l'école descriptiviste, auteur de Nord-nord-ouest, ouvrage au sujet arbitrairement limité: la description exhaustive de "l'angle de la table de pitchpin" sur laquelle il travaillait, territoire avec ses objets, leurs prix, leurs poids, leurs reflets, les mouvements de la lumière, et l'inextricable réseau de rapports de toutes natures entretenus par ces éléments entre eux. Nord-nord-ouest compte six volumes conséquents, c'est-à-dire plusieurs millions de signes typographiques. Borges et Bioy Casares règlent son compte à cette somme imposante en neuf pages.
Ils tracent, d'autre part, le portrait du Théoricien de l'Association, le professeur Baralt, lequel consacre sa vie à "établir la liste de tous les groupements possibles", "première tentative planifiée pour regrouper, en vue d'une défense de l'individu, toutes les affinités latentes": "par exemple, la société des individus qui portent un nom catalan ou qui commence par un G. D'autres ne durent qu'un temps, par exemple celle de tous les gens qui, en cet instant, au Brésil ou en Afrique, respirent l'odeur du jasmin ou qui lisent, plus sagement, un bulletin d'informations devant un micro. D'autres catégories se prêtent à la subdivision en variantes intéressantes par elles-mêmes; par exemple, les gens affligés d'une méchante toux peuvent chausser, en cet instant précis, leurs pantoufles, prendre précipitamment la fuite sur leur bicyclette ou débarquer à Temperley". L'écrivain étant encore vivant à l'époque de la chronique, il n'est donné de l'œuvre aucune évaluation quantitative et seul le vœu plein de certitude que le "Maître ne manquera pas de nous fournir une liste exhaustive" conclut l'évocation de cette entreprise surhumaine. Avec seulement six pages pour cette chronique, nous obtenons ici assurément le meilleur rapport entre l'œuvre décrite et la "pointure" de son résumé.
Toutes ces œuvres littéraires, incontournables, majeures, Borges ne se contente pas de les esquisser; les quelques pages qu'il leur consacre suffisent à leur donner vie. Par la grâce de son intelligence, il esquive l'infini labeur, contourne les tourments de l'inspiration, la multiplication des chapitres et transmue en fulgurances graciles et suffisantes ce qui se devait d'être des fleuves, des pics, des vies. Affaires classées. Toutes ces œuvres ne sont plus à écrire puisque déjà conçues. Là, ce n'est pas au fait de n'avoir rien produit que l'écrivain doit sa grandeur infâme mais au fait d'avoir tout écrit et inventé, envisageant la foule des scénarios, l'infini des intrigues, les débats possibles entre personnages, les paysages ad hoc, déclinant les cas de figure, en en rendant compte vite et bien, dans la perfection propre aux formes brèves, afin que nul n'ait plus à y revenir.
Il y a donc bien une production littéraire borgésienne, puisque le nom de Borges en est venu à vivre, et avec quelle intensité, mais cette production est une production de prévention. Elle est un travail, certes, mais proche en bien des aspects de la réalisation d'un coupe-feu, défrichage intelligemment conçu au sein d'un massif forestier destiné à empêcher la propagation des incendies. Un travail donc, production d'efforts et déperdition d'énergie en vue d'un résultat, le résultat consistant, dans les deux cas, en une évacuation, un désamorçage des probabilités, une limitation du pire. L'œuvre de Borges n'est pas à proprement parler "une chose de plus ajoutée au monde" comme le sont tous les "hauts et superbes volumes" dans la bibliothèque de L'Auteur, elle est l'inverse, une saignée à blanc, la violente extinction de la littérature par les Lettres elles-mêmes, la purge par le vide de l'atmosphère gazeuse contenue dans un réservoir, une tour. D'où cet oxygène raréfié auquel il faut s'adapter lorsqu'on se prend à circuler dans les travées de la bibliothèque borgésienne. L'apnée, la respiration retenue de part et d'autre du livre pourrait-on dire, la sensation de profondeur, l'euphorie cérébrale qu'elles entraînent, confirment l'intuition que l'espace traversé est hanté par une sourde culpabilité, celle de n'avoir pas respecté le silence, d'avoir importé du trop dans l'économie pléthorique de l'univers. Mais ceci qui est vécu par Virgile, Kafka ou Bruno Schulz, a posteriori, dans l'évidence crue soudain assénée qu'il faut détruire les traces, est assumé par Borges dans l'instant de l'écriture, cette conscience éthique étant consubstantielle à l'acte de l'inscription. "De cette écriture, on peut dire qu'elle est le post-scriptum parcimonieux de la décision éthique qu'elle recèle. Elle ne se donne, elle ne se commet, dirait-on, dans ses œuvres "hantées par la possibilité de leur propre silence", qu'à rebours d'une rétention plus essentielle, dans le silence désœuvré où elle détache mieux sa compromission d'acte. C'est-à-dire d'acte coupable".
Jean-Yves Jouannais, Artistes Sans Œuvres, I Would Prefer Not To, Éditions Verticales, 1997 (2009), p.71-77.